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nous représenter les Turcs comme « le grand spécimen anti-humain de l’humanité ? » Un philosophe a dit que tout ce qui existe est raisonnable, ce qui signifie que tout ce qui existe, même le Grand-Turc, a sa raison d’être. Si l’empire osmanli compte déjà plusieurs siècles d’existence, il y a sûrement de bonnes raisons pour cela, et M. Gladstone les découvrira sans doute, aussitôt que sa passion n’offusquera plus ses lumières et son jugement naturel. « Partout où s’est étendue la domination des Omanlis, nous dit-il, la civilisation a disparu. Ils représentent le gouvernement de la force brutale opposé au gouvernement des lois. Ils ont pour guide dans cette vie un inexorable fatalisme, et pour récompense promise au-delà du tombeau un paradis sensuel. » Les houris n’ont rien à voir dans cette affaire, et la vérité est que la barbarie turque a remplacé à Constantinople un empire vermoulu, une civilisation profondément viciée et corrompue, qui depuis longtemps n’avait plus rien à donner au monde. L’histoire nous enseigne aussi que quelques-unes des plus déplorables institutions, quelques-uns des abus les plus fâcheux qu’on reproche aujourd’hui au gouvernement turc, sont un héritage funeste laissé par Byzance à ses vainqueurs. L’histoire nous apprend encore que, par une sorte de fatalité, rien n’est plus difficile que d’assurer aux populations de la péninsule illyrienne les bienfaits d’un bon gouvernement ; c’est une tradition perdue depuis te siècle des Antonins. En proie à toutes les rivalités de races, de langues et de confessions, elles avaient besoin d’un maître qui fût l’arbitre souverain de leurs différends ; c’est un maître bien dur que le padichah, il n’a pas laissé d’être souvent un arbitre habile et même équitable. M. Gladstone refuse aux Turcs tout génie politique ; c’est les attaquer dans leur fort. Nous relisions l’autre jour dans Chardin le résumé d’une conversation qu’il eut avec le chevalier Quirini, baile de Venise à Constantinople. Quirini témoignait au voyageur français son admiration pour la politique du divan, qui, selon lui, passait de beaucoup celle des Européens ; il remarquait « qu’elle n’était point renfermée en des maximes et des règles, qu’elle consistait toute dans le bon sens, sur lequel elle était uniquement fondée, et que n’ayant en apparence ni art ni principes, elle était comme inaccessible. » Le chevalier prétendait que, s’il avait un fils, il ne lui donnerait point d’autre école de diplomatie et d’esprit de conduite que la cour ottomane. De récens événemens ont prouvé jusqu’à l’évidence que l’esprit politique ne s’est point encore retiré des rives du Bosphore ; s’il en faut croire ce qui se passe et se dit à Stamboul, le bon sens turc n’est pas mort, il s’appelle aujourd’hui Abdul-Hamid.

Le pamphlet de M. Gladstone ressemble à l’un de ces mélodrames où. nous voyons des êtres angéliques aux prises avec d’affreux scélérats ; les personnages qu’on y met en scène sont des perfections ou des diables, aucun d’eux n’est ni coquin ni vertueux à moitié. Les Turcs et les Serbes de M. Gladstone sont vraiment des Turcs et des Serbes de fantaisie, les