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moyen à un, il retombe dans l’hypothèse insoutenable du hasard. Il y retombe avec d’autant plus de désavantage qu’il a plus fait pour démontrer l’ordre qui règne partout dans la nature, Entre l’incroyable coup de des qui a improvisé cet ordre, dont on ne s’explique pas plus la conservation que la création, et la cause finale opérant partout et toujours, il faut choisir.

Nous ne comprenons donc pas comment M. Renan a pu dire, dans le chapitre de ses Probabilités, que « l’univers est un tirage au sort d’un nombre infini de billets, mais où tous les billets sortent. Quand le bon billet sortira, ce ne sera pas un coup de providence ; il fallait qu’il sortit[1]. » Nous le comprenons d’autant moins que dans le chapitre des Certitudes, il avait dit : « Le monde va vers ses fins avec un instinct sûr. Le matérialisme mécanique des savans de la fin du XVIIIe siècle me paraît une des plus grandes erreurs qu’on puisse professer. » Et un peu plus loin : « la philosophie des causes finales n’était erronée que dans la forme. Il ne s’agit que de placer dans la catégorie du fieri, de la lente évolution, ce qu’elle plaçait dans la catégorie de l’être et de la création, » C’est dans cette dernière doctrine qu’il faut voir la vraie pensée de l’auteur, car il la classe dans la catégorie des certitudes, tandis qu’il laisse flotter la première dans la catégorie des probabilités, parmi lesquelles nous croyons apercevoir beaucoup de rêves. Le monde des causes finales n’est rien moins qu’une grande loterie dont la main du hasard tire les billets ; c’est un immense concert, au contraire, dont les innombrables exécutans ont tous en eux-mêmes leur note écrite comme par la main d’un chef d’orchestre invisible. Et alors que ce maître incomparable resterait caché aux regards de la philosophie, elle n’en croirait pas moins que la sublime harmonie de ce concert n’est pas un jeu du hasard.

Voilà déjà une explication de l’ordre cosmique. La pensée philosophique peut-elle s’y arrêter ? Cette finalité disséminée dans l’infinie multitude des forces élémentaires est-elle le dernier mot de la doctrine des causes finales ? Comment comprendre que tous ces exécutans, pour continuer la comparaison, puissent ainsi se rencontrer dans une note commune, sans la direction d’un maître unique ? ici apparaît la radicale impuissance de toute philosophie atomistique ; c’est l’insuffisance notoire de la pure analyse. Aucune révélation de la science positive sur le jeu des actions moléculaires, même obéissant au principe de finalité, n’arrêtera l’essor de la pensée s’élevant de toutes ces causes finales atomiques jusqu’à la cause unique sous la direction de laquelle elles travaillent avec tant de précision et de sûreté à l’œuvre totale. Unité de fin, unité de cause,

  1. Dialogues philosophiques, p. 70.