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jacquerie révolutionnaire est toujours proche de la décadence féodale.

Comme il arrive toujours au lendemain d’une semblable chute, l’esprit public est plus avide d’égalité que de liberté et plus porté vers le césarisme que vers le self-government. Le ministère laisse volontiers attaquer la légitimité des castes, sans trop réfléchir qu’une fiction détruite en entraîne une autre, et qu’après l’origine de la féodalité, c’est celle du trône que l’on discutera un jour. Peut-être eût-il été plus sage de relever, de vivifier cette aristocratie acceptée pendant des siècles, de conserver les liens qui cimentaient l’édifice social. Mais il est trop tard ; le souffle du scepticisme a dispersé à jamais les débris de la vieille constitution de Yéyas, violemment jetée à terre en 1867 ; l’aristocratie est morte, la bourgeoisie n’est pas née ; il ne reste en présence qu’un fonctionnarisme sans contrôle et sans assises, en face d’une plèbe sans direction et sans instincts politiques. Le pouvoir actuel restera-t-il toujours le maître de modérer et de diriger à son gré l’évolution démocratique qu’il a lui-même suscitée ? Aura-t-il le temps de voir sortir des rangs du peuple cette classe moyenne dont il escompte en ce moment l’assistance ? Cette éclosion ne sera-t-elle pas arrêtée par les discordes imminentes ? Verra-t-on s’accomplir ici une lente métamorphose, comme celle qui se poursuit en Russie, ou une révolution orageuse et désordonnée comme celle dont la France actuelle n’a pas encore liquidé l’héritage ? L’avenir le dira. En ce moment, l’édifice japonais ressemble à certain temple majestueux qu’on voyait, il y a quelques années, s’élever au milieu de Yeddo : la toiture démesurément lourde, reposait sur de minces colonnes de bois ; le monument avait toutes les apparences de la solidité, mais l’incendie, vint un jour à souffler sur ces fragiles appuis, et après s’être maintenu pendant quelque temps l’énorme masse tomba, d’un seul bloc, sur le sol qu’elle joncha de décombres. Puisse le Japon avoir le temps de substituer de fortes colonnes de pierre à ses piliers de bois !

En résumé, le Japon est en face d’une tâche extraordinaire, au cours de laquelle il ne peut plus s’arrêter sous peine de décadence et de perturbation ; elle consiste dans le changement radical d’un régime politique, économique et industriel voisin ; du moyen âge contre les conditions de la vie moderne des peuples européens. Il possédait une civilisation propre, complète et même avancée à la façon orientale ; il a porté légèrement la pioche dans ce champ cultivé, comme on fait dans une terre en friche ; il doit maintenant achever son œuvre et planter après avoir arraché. Nous avons vu quels embarras et quels obstacles rencontre cette tentative surprenante, qui réclamerait un grand génie servi par des circonstances exceptionnelles.