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Il est facile de deviner ce que devient dans ce désordre la gestion des affaires publiques. On se décide et l’on se repent ; on délibère longuement pour agir ensuite à l’aveuglette ; après avoir fait venir à grands frais un ingénieur, on s’aperçoit qu’il n’aura rien à faire et on le renvoie ; mille choses sont entreprises et abandonnées ; on trouve mille prétextes pour laisser inachevé ce qui est à moitié fait et le recommencer à nouveaux frais ; on supprime un poste dont le titulaire déplaît pour le rétablir le lendemain au profit d’un autre ; tantôt on procède par demi-mesures insuffisantes, tantôt par violentes secousses ; on annonce de grandes choses et l’on en fait de petites ; on s’épuise en efforts décousus, incohérens et stériles ; on semble obéir plutôt à une sorte de fascination pour les choses de l’Europe que suivre un système raisonné d’imitations utiles ; les vieilles institutions tombent de toutes parts au profit de nouveautés mort-nées, et, faute de suite dans les idées, la moitié des innovations sont des avortemens ou des pastiches maladroits. On a tous les inconvéniens du despotisme, la responsabilité placée trop haut, les vrais sentimens de la nation ignorés, sans avoir aucun de ses avantages, la sûreté des vues, l’unité de la direction.

Las de gouverner dans le vide, et incapable de résister longtemps à ses rivaux avec le seul secours qu’il emprunte au prestige impérial, le parti au pouvoir a voulu se donner un point d’appui, s’entourer d’une représentation plus ou moins sincère, créer autour de lui des organes constitutionnels. Mais c’est le malheur des vieux despotismes de ne plus retrouver au moment du péril l’énergie populaire qu’ils ont savamment éteinte. La nation qui n’a appris qu’à obéir n’est plus capable d’autre chose ; il faut refaire son éducation libérale, comme on a fait son éducation servile. Le peuple, jusque auquel il faudrait descendre pour trouver un contre-poids à l’influence aristocratique, n’est ici qu’un troupeau indigne, quant à présent, du droit de suffrage. Ses lumières fussent-elles même plus grandes, il serait vain de donner des institutions représentatives à une nation où il n’a jamais existé d’autre force collective que celle des clans, qu’il s’agit précisément d’abattre. Elle ne peut que renvoyer au trône un stupide écho : les idées ne s’y forment pas à l’état de volontés ; les aspirations confuses n’ont pas de but défini, pas d’expression saisissable, parce qu’elles n’ont jamais eu d’organes pour s’exprimer. Il en est en effet de l’opinion publique comme de la pensée : elle n’arrive à se fixer que par le secours d’un langage qui lui fait défaut là où manque toute vie politique. A bien des symptômes on peut prévoir que l’intention du gouvernement est de former ce tiers-état, dont il a besoin pour se soutenir ; mais il faut pour cela des générations, et l’œuvre est à peine ébauchée. Les idéologues, dont le Japon foisonne, n’en ont pas