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chefs occultes ; c’est dans ce dessein qu’un jour on dissout la garde, composée des bataillons de Tosa et de Nagato, pour la reformer avec des shintaï, sortis du recrutement populaire ; c’est, guidé par cette pensée, qu’on veut, par des relations extérieures suivies, se donner le prestige d’un gouvernement indiscuté. Mais, dans cette lutte de tous les instans, que de déboires, que de pas en arrière, que de concessions forcées ! Un jour, c’est un bataillon de Tosa qui se rend en armes aux obsèques de son prince malgré la défense qui lui en est faite ; un autre jour, c’est une rébellion qu’on signale dans le sud, ayant à sa tête un membre du conseil suprême en personne. A peine a-t-on fait un pas que survient une nouvelle incartade du prince de Satzuma et qu’il faut reperdre tout le terrain gagné. A chaque instant, on est menacé d’une réaction qui rétablirait un shogun et renverrait le chef de l’état à Kioto. Nul historien ne saura jamais tout ce qui se dépense d’habileté, d’astuce et d’énergie dans ces batailles obscures, où le premier ministre Iwakura a failli laisser sa vie[1]. Un despotisme qui n’est pas au service d’une volonté unique et puissante incline rapidement à l’anarchie ; si pénible qu’il soit de prononcer le mot, il n’en est pas d’autre pour qualifier une situation où les chefs de parti ne peuvent ni s’entendre ni se dominer réciproquement, et où les princes du sang eux-mêmes rédigent des manifestes contre le cabinet. D’ailleurs on ne doit pas évoquer ici les idées de désordre, de guerre civile en permanence, qu’un tel mot éveille dans l’esprit d’un Européen ; c’est plutôt un état morbide dans lequel, parmi plusieurs volontés contradictoires, il n’en est pas une seule assez forte pour se faire obéir : aussi aucune n’est suivie et rien ne se fait, où, si une mesure est prise, elle est bientôt révoquée par un mouvement naturel de la bascule politique. Il faudrait, pour sortir d’embarras, faire intervenir une nouvelle force dans une des directions ; mais quelle force invoquer ? L’aristocratie est morte ou hostile ; quant au peuple, masse inerte et docile, il est trop loin du trône et trop voisin de l’esclavage, car le Japon présente ce phénomène étrange qu’ayant l’anarchie au centre, il a en même temps l’obéissance passive aux extrémités, et que les plus dangereux ennemis du repos public sont près du pouvoir ou dans son sein.

Dans un pays où n’existe aucune liberté politique, on s’attend à rencontrer une impulsion unique et vigoureuse. Il n’en est rien. Il n’est pas une question d’ordre administratif qui appartienne à une

  1. Quelques mois après son retour d’Europe, M. Iwakura fut attaqua dans sa voiture comme il sortait du palais impérial, à la tombée de la nuit, par une bande d’hommes armés et masqués. Quoique grièvement blessé, il put sauter à terre assez vite pour échapper à ses assassins, en se laissant rouler au fond des douves du château, d’où il ne fut retiré que plusieurs heures après, dans un état presque désespéré.