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ignorans ou des demi-lettrés sortis des provinces ; c’est de là que date cette révolution regrettable dans les manières qui a substitué à l’urbanité proverbiale de l’officier japonais, grave et compassé, la brusquerie, le mauvais ton et la suffisance déplacée que l’on remarque aujourd’hui dans les bureaux. L’état se trouve servi aujourd’hui par bien des gens qui autrefois n’eussent pas osé parler debout à un des employés qu’ils coudoient à présent ; ils sont partis de très bas et, comme toujours, la politesse est en raison inverse du chemin parcouru. Outre ces nouveaux venus, il y eut d’autres appétits à satisfaire. Il fallut réserver des places aux anciens serviteurs des Tokungawa, qu’on voulait rallier pour n’avoir pas contre soi une influence personnelle que l’on redoutait ; il en fallut donner encore aux candidats des daïmios dépouillés par le coup d’état, qui mettaient cette condition à leur soumission, et c’est ainsi que les ministères se remplirent d’un élément disparate, hétérogène, disposant d’une influence considérable et d’une bonne volonté médiocre. L’aristocratie était tombée, la bureaucratie la remplaça. Nulle part et à aucune époque ce mot n’a eu une signification plus étendue. Les bureaux ne sont pas seulement les rouages de la machine, ils en sont les moteurs, ils représentent un pouvoir, ils sont en quelque sorte des délégués des clans. On juge ce qu’est une administration où les ministres obéissent et où les chefs de bureau commandent, une locomotive où les roues feraient mouvoir la bielle. Tout le monde se mêle dans un département de dire son avis et quelquefois de l’exécuter ; le ministre est souvent le dernier consulté ; il est des cas où il n’a pas de cabinet particulier et travaille au milieu de trente subalternes, qui ne se gênent ni pour lui couper la parole ni pour avoir l’oreille au guet.

Le désordre de chaque ministère se retrouve dans le cabinet lui-même et par les mêmes causes. Chaque ministre, chaque membre du conseil privé, y vient apporter les prétentions, les appétits du clan qu’il a derrière lui. Il s’engage des luttes d’influence qui ont pour prétexte telle ou telle mesure gouvernementale, pour motif réel des intérêts spéciaux et pour résultat, quand elles aboutissent, des distributions de places. On voit à la tête de l’état des hommes dont les lumières, le dévoûment au bien public sont évidens, mais entravés dans leur œuvre ou poussés sans cesse au-delà du but par les funestes alliés dont ils ne peuvent encore ni dédaigner le secours nécessaire ni braver le mécontentement. C’est à reconquérir pied à pied une situation indépendante qu’ils travaillent avec une patience de Sisyphe ; c’est pour pouvoir, à un jour donné, a couper leur queue, » comme on l’a dit dans un cas analogue, qu’ils essaient de former une armée nationale mikadonienne, et non pas composée des contingens des anciens clans obéissant au mot d’ordre de leurs