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bon ton de vanter à l’envi la civilisation et les lumières de l’Occident, et comme pour couper court à toute retraite vers l’ancien isolement, le Japon, s’appropriant les principes qu’il combattait il y a quinze ans, se pose en champion du progrès moderne ; ceux qui criaient naguère : « Mort aux étrangers, expulsion des barbares, » vont porter ; nouveaux Polyeuctes, une main destructrice sur l’autel qu’ils embrassaient hier, et, brûlant les dieux qu’ils ont adorés, faire en Chine et en Corée ce que nous avons fait chez eux.

Il est curieux de suivre sur ce nouveau terrain l’évolution de la politique du cabinet de Yeddo. Lié par les traités que l’on connaît avec toutes les puissances européennes et placé vis-à-vis d’elles sur un pied d’inégalité, il cherche autour de lui un état avec lequel il puisse du moins traiter d’égal à égal, sinon prendre à son tour le ton de maître et le rôle de pionnier de la civilisation. Cette attitude fait songer à ce jeu d’enfans qu’on appelle « la maîtresse d’école, » où les fillettes répètent gravement à leurs compagnes la morale qu’on vient de leur faire, heureuses si elles sont entendues de leur institutrice et peuvent lui prouver ainsi qu’elles ont profité de ses leçons. On retrouve la même pensée dirigeante dans toute la conduite du Japon avec ses voisins asiatiques. Un navire péruvien chargé de coulies chinois vient-il, poussé par le mauvais temps, relâcher à Yokohama, on saisit la cargaison humaine, on juge le capitaine et l’on renvoie les coulies dans leur patrie, qui s’empresse de les réexporter. Voilà une bonne leçon d’humanité donnée à cette Chine rétrograde qui laisse pratiquer chez elle la traite des blancs, et au Pérou, qui fait ce honteux trafic. Les insulaires à-demi sauvages de Formose ont-ils maltraité des pêcheurs japonais jetés sur leur côte, on part en guerre pour réduire, coloniser et civiliser cette peuplade ennemie de la sécurité des mers, que la Chine contient à grand’peine et dont plusieurs nations européennes avaient déjà subi les insultes, sans songer à en tirer autre chose que des représailles. Un groupe d’îlots stériles habités par quelques écumeurs de mer, les Bonins[1], vient-il à se réclamer de la souveraineté nominale du Japon, on ne manque pas cette occasion d’y établir une juridiction qui s’étendra peut-être sur des blancs. Est-il question d’une guerre ? on se préoccupe avant tout des règles du droit international et des conventions de Genève et de Bruxelles, pour les appliquer à des peuples qui sans doute ne s’en embarrassent guère. En un mot, dans tous ces conflits que l’on va chercher, on poursuit moins un but direct, un intérêt immédiat, que l’occasion de jouer publiquement un rôle, dans lequel on pourra se montrer tel que l’on veut paraître désormais.

  1. Les Iles Bonin, petit archipel situé par 160 degrés de longitude est et 36 degrés de latitude nord, sont peuplées par les Kanaks, au milieu desquels se trouvent une soixantaine de blancs, la plupart baleiniers déserteurs.