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de l’avenir. Je suis en ce moment la résultante du développement éternel dans les deux sens : c’est ainsi que je suis éternel.

Passons maintenant à l’organisation de la religion saint-simonienne. Pour la bien comprendre, il faut encore remonter au dogme. Les saint-simoniens avaient emprunté au christianisme le dogme de la trinité. Dieu est un et triple. Essentiellement il est amour : c’est le fond même de son être ; mais il se manifeste comme intelligence et comme force, c’est-à-dire comme esprit et comme matière. L’amour est la substance, la matière et l’esprit sont la manifestation. Si maintenant nous considérons Dieu dans l’homme, nous verrons que l’humanité se présente également sous trois aspects : moral, intellectuel et physique. De même que l’amour domine en Dieu, de même il doit prédominer dans la société. Or l’amour dans la société, c’est la religion ou la morale (deux choses identiques), et les dépositaires de la morale et de la religion sont les prêtres. De l’amour ou de la religion émanent l’intelligence et la force, c’est-à-dire la science et l’industrie, en d’autres termes la théologie et le culte.

Voilà les trois classes de Saint-Simon : artistes, savans, industriels. Seulement les « artistes sont devenus prêtres ; » mais, comme la théologie et le culte (science et industrie) ne sont que des formes de la religion, il y aura donc trois espèces de prêtres : le prêtre social (ou prêtre de l’unité), le prêtre de la science, ou le prêtre de l’industrie. C’est ainsi qu’Enfantin avait été proclamé chef de la religion ou père suprême, Bazard chef du dogme, et Olinde Rodrigues chef du culte. Le prêtre en définitive, et surtout le prêtre social, est le lien de l’homme et de Dieu, de l’avenir et du passé. C’est à lui qu’appartient de prévoir l’avenir de l’humanité et de la guider dans ses voies. En un mot, c’est au prêtre à gouverner.

Ainsi la ploutocratie de Saint-Simon était devenue entre les mains d’Enfantin une théocratie. Son rêve était la papauté du moyen âge appliquée à notre société industrielle. Il avait toujours devant les yeux la société catholique, et sur ce modèle dont il était obsédé il faisait du pouvoir sacerdotal le maître absolu de la société. Une dernière théorie mettait le comble à cet absolutisme théocratique : la théorie de la « loi vivante. » Le prêtre gouvernait non par des lois écrites, par des lois mortes, mais par la loi vivante de sa volonté et de son amour. C’était la religion du grand-lama. Autant qu’aucun pape du moyen âge, autant qu’aucun religieux de l’ordre de Jésus, Enfantin humiliait et soumettait la volonté individuelle au principe de la hiérarchie et de l’obéissance. Il n’admettait ni résistance, ni doute, ni objection. Inventeur du dogme, il voulait être en même temps le chef suprême de l’église, et, cumulant les deux pouvoirs, par l’église dominer l’état.