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animaux ; elle n’est qu’un moyen de mortifier la chair des hommes. Métaphysiquement, le Dieu chrétien est esprit et n’est qu’esprit. Les sciences de la chair ou de la matière sont sacrifiées aux sciences de l’esprit. Le travail est un mal, un châtiment : la mendicité et la pauvreté sont des vertus. Aussi est-ce en dehors de l’église que se sont développées l’industrie, la science, la poésie. Cependant, comme en réprouvant la chair on ne pouvait la supprimer, il s’ensuivait que l’ordre charnel et temporel, le siècle, le monde continuait à subsister, mais en dehors de l’église, et de son action. Cet ordre n’ayant, aucune valeur, l’église ne se donnait pas pour mission de l’améliorer, si ce n’est très superficiellement, et dans le détail elle enseignait la patience au mal et ne cherchait pas à le transformer en bien. Enfin elle a continué l’antagonisme au lieu de tendre à l’unité.

Quel est donc le progrès qui reste à faire ? On pourrait croire, en suivant l’indication du passé et la progression précédente, qu’il consisterait à se dégager encore de plus en plus de l’ordre matériel, et à sacrifier absolument et définitivement la chair à l’esprit. Ce serait une erreur, car l’humanité tend à l’unité et à la paix, et non à la division et à l’anéantissement. Or, tous les termes ayant été précédemment parcourus, d’une part l’unité matérielle, charnelle, ayant été le dogme du judaïsme, et l’unité spirituelle celui du christianisme, il reste à réunir et à fondre ces deux espèces de choses en un seul principe. Au dieu-matière, au dieu-esprit, il faut substituer aujourd’hui le dieu-esprit-matière, en un mot l’unité de substance. De là cette formule d’Enfantin : « Dieu est un. Dieu est tout ce qui est ; tout est en lui, tout est par lui, tout est lui[1]. »

On voit que par un chemin rapide et sans grands détours métaphysiques, le saint-simonisme arrivait de son côté aux mêmes conclusions fondamentales que la philosophie allemande du même temps. C’était bien le Dieu sujet-objet, réel-idéal, l’indifférence des opposés, que Schelling, Schleiermacher, Hegel, Novalis et tant d’autres essayaient alors de faire prévaloir sur le dieu personnel de l’ancienne métaphysique. Les saint-simoniens, suivant la vieille méthode française, allaient tout droit aux conclusions, et ne se perdaient pas dans les subtilités de la métaphysique ; leur but était immédiat, prochain, social, nullement théorique ; ils travaillaient pour le monde, non pour l’école. Ils avaient leur métaphysique, mais comme le christianisme a la sienne, sous forme simple, populaire, élémentaire, laissant aux gens d’école les procédés lents et abstraits de la dialectique.

  1. Cette formule a été plus tard modifiée et corrigée ainsi : « Dieu est tout ce qui est ; tout est en lui ; tout est par lui. Nul de nous n’est hors de lui, mais aucun de nous n’est lui. Chacun de nous vit de sa vie, et tous nous communions en lui, car il est tout ce qui est. »