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qui poursuit cette œuvre critique jusqu’à ce que le dogme soit entièrement dissous ; mais il ne s’ensuit nullement que l’état positif, en tant que négation de la religion, soit un état définitif : témoin le christianisme succédant au scepticisme antique. C’est prendre un progrès transitoire pour une loi absolue.

Après avoir écarté les objections, on procédait par démonstration directe, non pas en prouvant Dieu, « on ne prouve pas un axiome, » mais en employant la méthode historique, méthode favorite des disciples de Saint-Simon. Ils essayaient de prouver que le sentiment religieux a toujours été en progrès dans le monde, ce qui atteste à quel point il est conforme à la vraie destination de l’humanité. La religion a passé par trois phases : le fétichisme, le polythéisme, le monothéisme. Le fétichisme est la divinisation de toutes les productions de la nature, et cela sans lien, sans unité. Le polythéisme établissait un lien entre les forces isolées et une hiérarchie entre les groupes ; de plus il prêtait aux forces de la nature les attributs humains. Enfin le monothéisme, subordonnant les dieux inférieurs à un Dieu suprême, exprimait l’unité et l’harmonie de l’univers. — Au progrès des conceptions correspondait également le progrès des sentimens. Au premier moment, c’est-à-dire dans le fétichisme, la « crainte » domine : l’homme s’humilie devant les forces de la nature. De plus le dogme de la vie future apparaît à peine ; l’homme, condamné à disputer sa vie, n’a que peu de temps à consacrer à la notion d’une autre vie. Dans le polythéisme, la crainte n’est plus le seul sentiment, mais elle est encore le sentiment dominant ; la « piété » commence à se montrer, mais elle est subordonnée à la crainte. La croyance à la vie future prend plus d’importance, mais comme « sanction pénale plutôt que rémunératrice. » Le monothéisme vient enfin, et il traverse deux phases, le judaïsme et le christianisme. Dans le judaïsme, la crainte et l’amour se font équilibre, et la croyance à l’immortalité de l’âme reste enveloppée et confuse ; dans le christianisme enfin, jusqu’ici le point culminant de l’esprit religieux, c’est l’amour qui domine, amour de Dieu et amour des hommes : la vie future, entendue comme vie personnelle et consciente, comme récompense non moins que comme châtiment, prend la valeur d’un dogme précis et absolu. Tel est le progrès religieux, au point de vue individuel ; il n’est pas moins réel au point de vue social : la religion va sans cesse en s’élargissant. C’est ainsi que le fétichisme n’est encore que le culte domestique ; le polythéisme le culte national ; le christianisme enfin, forme achevée du monothéisme, le culte humain.

Ainsi le progrès religieux est incontestable ; mais ce progrès est-il achevé ? L’humanité est-elle parvenue à la dernière forme religieuse ? Le christianisme est-il suffisant ? Ici les saint-simoniens se