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règle donnée par les gouvernans. » On peut se faire une idée de la manière dont aurait lieu cette répartition, par ce qui a lieu aujourd’hui pour la distribution des eaux de Paris, ou pour celle du gaz. Dans un cadre plus resserré, on peut offrir l’exemple de quelques manufactures où les ouvriers sont logés et nourris, et où l’on pourvoit même à l’éducation de leurs enfans. Un autre exemple est encore celui de quelques fonctionnaires publics qui reçoivent de l’état logement, chauffage, service et même objets de luxe, tels que voitures, mobilier, etc. L’application du système n’a donc rien de contraire à la pratique et à l’expérience.

Cependant il restait une difficulté. Cette distribution faite au nom de l’état par des fonctionnaires publics se comprend, si l’on veut, pour les objets nécessaires ou utiles à la vie : mais pour les choses de luxe, les objets d’art, pout tout ce qui tient au goût, à la fantaisie, à l’imagination, comment se représenter un partage officiel et réglementaire ? Aujourd’hui même, les mobiliers fournis par l’état sont des mobiliers de convention, sans caractère, sans charme, sans intérêt. Le luxe officiel est le plus plat et le plus pauvre des luxes. Renoncera-t-on donc à ce qui est l’un des charmes de la vie, au choix de ce qui plaît, de ce qui orne, de ce qui réjouit les yeux ? et, pour aller plus droit à la difficulté (car les saint-simoniens avaient le sens trop pratique et le goût trop mondain pour éluder ce problème), que deviendra le goût pour la toilette, pour les bijoux, pour tout ce qui brille, l’un des attributs les plus aimables de la femme ? La secte qui prêchait la réhabilitation de la chair pouvait-elle condamner ses adeptes au régime de Lacédémone et à l’austérité cénobitique ? Non sans doute, car le saint-simonisme tenait précisément à se distinguer du communisme antique par sa prédilection pour le beau, l’art, le plaisir des sens. On résolvait la difficulté en réservant une part au choix libre et individuel dans la rémunération faite à chacun. Un crédit était ouvert aux différens citoyens et citoyennes, en raison de leur mérite, dans les magasins de luxe, et chacun, en donnant son nom, était autorisé à se fournir dans les limites de ce crédit. Il en était de même pour la nourriture, et chacun, en raison de ses goûts et de ses besoins, choisissait sur une liste faite d’avance, comme on choisit aujourd’hui dans les restaurans à prix fixe.

Enfin nos sectaires n’avaient pas même négligé la question des moyens d’application. Ils reconnaissaient que l’exécution de leur système à la rigueur était trop en opposition avec l’état actuel de la société pour être faite immédiatement. Ils proposaient donc des moyens de transition, qui eussent adouci le passage. Ces moyens étaient très bien choisis, car, n’étant pas absolument contraires à l’état actuel des choses, ils ne faisaient pas violence à la société et