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rigueur devait conduire à supprimer tout avantage dès la naissance. Or il subsiste encore un avantage de ce genre, qui à lui seul égale et surpasse tous les privilèges du passé : c’est l’héritage. « Hériter, disait Destutt de Tracy, devient un moyen d’acquérir, et qui plus est, ou plutôt qui pis est, un moyen d’acquérir sans travail. » C’est donc, même suivant les économistes, un mal, mais un mal nécessaire, un « ulcère inévitable, » comme J.-B. Say le disait des gouvernemens. Est-il vrai cependant que ce soit un mal incurable ? Succéder, c’est remplacer. Pour remplacer un homme chargé d’un travail quelconque, n’est-il pas juste d’exiger des conditions quelconques de capacité ? Dans le système actuel de l’héritage, pour succéder à quelqu’un, il suffit d’être son propre parent ; pour être propriétaire (ce qui est la plus haute et la plus difficile des fonctions), il n’est pas nécessaire de savoir faire quelque chose. Quoi de plus contraire au principe du mérite personnel, base de notre société depuis la révolution ? Pourquoi ne serait-il pas établi que l’usage ou la direction d’un atelier, d’un instrument d’industrie quelconque (une terre, par exemple), passerait toujours, après la mort ou la retraite du titulaire, dans les mains de l’homme le plus capable de le remplacer ?

Cette théorie se rattachait à la manière dont les saint-simoniens entendaient la propriété. Ce que l’on appelle de ce nom d’ordinaire, c’est « l’ensemble des richesses qui ne sont pas destinées à être immédiatement consommées, et qui donnent droit aujourd’hui à un revenu. » Elle comprend les fonds de terre et les capitaux, ce que les économistes appellent « fonds de production. » Or ces fonds n’étaient, suivant les saint-simoniens, que « des instrumens de travail. » Les propriétaires n’en sont que les dépositaires, et leur fonction consiste à les distribuer aux travailleurs. Là est le nœud de la théorie. Ce qui est économisé sur le travail passé ne doit pas l’être dans un intérêt exclusif de jouissance individuelle. Il ne l’est que pour « créditer le travail futur. » Dira-t-on que le travail sera découragé s’il n’est pas mis en possession de ce surplus qu’il a su économiser ? Les saint-simoniens ne restaient pas court devant cette objection, car ils prétendaient que le travail peut être suffisamment encouragé par l’avancement de fonction, comme il l’est aujourd’hui dans les administrations, et l’on ne voit pas par exemple que dans l’armée, dans la magistrature, dans l’université, le mobile de l’avancement ne soit pas suffisant pour pousser au travail. Toute la question revient donc toujours à savoir si la distribution des instrumens de travail se fait mieux par des détenteurs irresponsables ou par la société tout entière. Aujourd’hui cette fonction est entre les mains des propriétaires ; on peut se demander s’ils la remplissent « avec intelligence, à peu de frais, d’une manière favorable