Page:Revue des Deux Mondes - 1876 - tome 17.djvu/592

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

peut, de si loin, nourrir ses nouveaux sujets. On les trouve dans les rues, hors des murs, morts de faim par centaines. Ceux qu’on ne parvient pas à vendre comme esclaves, finissent par être impitoyablement bannis de l’île. « Pendant que j’étais là, écrit Jenkinson, j’aurais pu, si j’avais voulu, acheter un millier de beaux enfans Tartares. Pour un pain qui eût valu six pence en Angleterre, on avait à son choix un jeune garçon ou une jeune fille ; mais nous tenions à ménager nos provisions. »

Astrakan est cependant le centre d’un certain commerce ; malheureusement il faut tout y amener du dehors. Les Russes apportent des cuirs rouges, des peaux de mouton, des vases de bois, des selles, des brides, des couteaux ; ils apportent surtout du blé, du lard et autres provisions de bouche. Peut-être n’ont-ils été si facilement les conquérans du pays que parce qu’ils en étaient, de longue date, les pères nourriciers. Les Tartares et les Persans n’auraient pu fournir à ce peuple affamé que des étoffes.

Le spectacle lamentable qu’offraient pendant l’été de 1558 les rives du Volga place dans son vrai jour le rôle de la Russie au XVIe siècle. Les princes de Moscou sont les pharaons du nouvel Orient ; Ivan IV est moins un Charlemagne qu’un Ramsès. Nous commençons enfin à comprendre la tâche qui lui est échue ; nous n’essaierons pas cependant de le juger encore. Il faut attendre que plus d’un quart de siècle ait lassé ce bras qui ne s’est mis que depuis huit ou dix ans à l’œuvre, il faut laisser cette âme, qui n’a pas connu jusqu’ici l’adversité et la trahison, nous montrer comment elle supportera cette épreuve ; il sera temps alors de nous demander dans quelle balance il convient de peser les actes d’un souverain appelé à régner sur des peuples à demi barbares. L’époque même où ce souverain a vécu ne saurait manquer de nous revenir aussi en mémoire. Ni l’histoire d’Angleterre, ni l’histoire de France, ne furent, en ces temps déjà reculés, une idylle. Si grand que l’on puisse être, on se ressent toujours un peu de l’atmosphère morale qu’on respire. Il doit y avoir, puisque le ciel est juste, des anthropophages vertueux, comme il y a des anthropophages pervers ; exigera-t-on d’un chef de cannibales que sa vertu se montre sous les traits du bon roi René ? Les arrêts de l’histoire auront été, croyons-le, plus d’une fois réformés au tribunal suprême : si justifiés en tout cas qu’ils puissent être, ces arrêts n’ont rien de commun avec le sentiment populaire. Le premier besoin d’un peuple est de rester une nation, et le despotisme, quels que soient ses excès, paraît bien léger à ceux qui se reposent, sous le sceptre du despote, des rigueurs de la servitude étrangère.


E. JURIEN DE LA GRAVIERE.