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au canon où à l’arquebuse, de savoir lancer leurs flèches en arrière aussi bien qu’en avant, de charger avec de grands cris : Allah billah ! Allah billah ! Dieu nous aide ! Dieu nous aide ! Dieu n’aide plus que les peuples qui connaissent l’emploi de la poudre à canon. Les Nogaïs les premiers ont cessé d’être à craindre. Leur pays était cependant, avant l’année néfaste de 1558, un pays de grand pâturage. La nation se subdivisait en hordes, et chaque horde suivait, dans ses migrations perpétuelles, un chef, un roi particulier appelé Moursa. Les femmes, les enfans, les bestiaux, se mettaient en marche avec les guerriers, dès qu’un pâturage était épuisé et qu’il en fallait aller chercher un autre. Des chameaux traînaient les charrettes sur lesquelles on avait chargé les tentes. Mangeant beaucoup de viande, principalement du cheval, buvant du lait de jument avec lequel, quand il l’a fait fermenter, le Tartare peut aussi bien qu’avec de plus savans breuvages goûter les plaisirs de l’ivresse, ce peuple de pasteurs se raillait des chrétiens qui s’imaginent pouvoir se faire un corps robuste et une âme vigoureuse avec du pain, de l’eau et du kvas. Jamais coquins plus séditieux, plus enclins au vol et au meurtre n’avaient foulé l’herbe de la prairie. Chacun d’eux ne possédait pas moins de quatre ou cinq femmes, sans compter les concubines. Étrangers à toute industrie, les Nogaïs ignorent comme les Criméens l’usage de l’argent. En échange des vêtemens dont ils ont besoin et des autres objets que ne leur ont pas procurés leurs rapines, ils n’ont à offrir que leurs bestiaux ; mais ces bestiaux, avant le grand désastre de 1558, étaient innombrables.

Le langage de toutes ces tribus est bref et bruyant ; on dirait que leur voix sort d’une cavité profonde. A l’est ou à l’ouest du Volga, c’est toujours le même accent guttural. Entre la vache qui beugle et le Tartare qui chante, la différence est à peine sensible. Le chant des Russes au contraire rappelle le gazouillement des oiseaux. Vous reconnaîtrez aisément les inclinations et les habitudes d’un peuple au timbre de sa voix, à l’âpreté ou à la douceur de son langage. Ces sons rauques et ce mode plaintif qui semblent se répondre des deux côtés de la frontière commune indiquent bien sous quels régimes divers les deux nations ont grandi. La bête de proie et l’innocente victime ne sauraient avoir le même accent. Que fût-il advenu de l’Europe, si le christianisme n’eût fait à la race slave un sort distinct du sort de la race mongole, si le saint empereur Alexandre Newski, désireux de garder la faveur de la Grande-Horde, se fût laissé gagner par le khan Berki à la foi de l’islam ? La Russie chrétienne a peut-être sauvé la civilisation d’un danger plus pressant, d’un destin plus affreux que ceux dont la menacèrent jadis les Huns d’Attila. Le christianisme malheureusement s’est arrêté à la mer Caspienne. La domination russe n’est pas si bien affermie,