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barre, au pied du tribunal. La partie adverse reste en dehors de la barre. Les juges, avec la plus grande courtoisie, engagent les deux parties à se montrer conciliantes ; ils pressent Henry Lane d’élargir un peu ses offres, le Moscovite de réduire autant que possible ses prétentions. Henry Lane proteste que sa conscience est tranquille, que le gain de son adversaire est plus que suffisant. Cependant, pour être agréable aux magistrats et tenir compte de leurs observations, il propose de payer 100 roubles de plus. Le juge l’approuve hautement, mais le plaignant n’accepte pas encore. Puisqu’il en est ainsi, attendons patiemment l’arrêt infaillible du suprême arbitre. Les juges écrivent les deux noms, celui d’Henry Lane et celui de Kostromitsky, sur deux étroites bandes de papier. Ces bandes, roulées en boules, sont ensuite enveloppées de cire. Les juges tiennent les boulettes de cire dans leurs mains, les manches de leur pelisse sont retroussées. Ils se lèvent et souhaitent solennellement bonne chance à la vérité. Celui dont le nom sortira le premier aura gagné le procès. Un grand gaillard se trouvait dans la salle, regardant de tous ses yeux, écoutant de toutes ses oreilles. Les juges l’ont remarqué, c’est l’homme qu’il leur faut. « Voyons ! lui crie l’un d’eux, approche ici, toi qui portes de si belles bottes jaunes, passe en dedans de la barre avec ton grand kolback. » La foule s’ouvre et fait place à l’individu que le magistrat appelle. « Tends-nous ton bonnet, » ajoutent les juges. L’homme aux bottes jaunes présente son bonnet. On lui recommande de ne pas baisser les bras ; les boulettes sont jetées au fond du chapeau. Ce n’est pas tout, il faut encore une main innocente pour opérer le tirage au sort. Un autre grand gaillard à l’air aussi naïf, aussi honnête que le premier, est appelé à son tour. Les juges lui font d’abord relever sa manche droite. « Plonge maintenant ton bras nu dans ce bonnet et sors-en successivement les deux boules. » L’homme exécute ce qui lui est prescrit ; il remet à chacun des juges une boulette. A la grande surprise de tous, la première boulette tirée du chapeau renferme le nom de l’Anglais ! le droit est du côté d’Henry Lane. Pendant plusieurs jours, le peuple ne parla que de cette affaire. La réputation d’honnêteté de la nation britannique était faite à Moscou. Voilà comment en 1558 on rendait la justice dans les états du tsar, comment on faisait régner la paix et le bon ordre dans une capitale qui renfermait, d’après le dernier recensement d’Ivan IV, 41,500 maisons.

La compagnie n’eut pas toujours affaire dans ses procès à de simples boïars ou à de riches marchands de Moscou. Il lui arriva plus d’une fois d’avoir pour débiteur le souverain lui-même. Dans ce cas, il ne pouvait être question de combat judiciaire ou de tirage au sort. Il fallait avoir recours aux suppliques. « Très noble roi, très puissant seigneur, écrivaient à l’empereur les marchands