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REVUE DES DEUX MONDES.

— Il vaut mieux la voir que de rêver à elle. Debout et habillez-vous ; elle nous attend pour dîner.

— Dîner, dîner, répéta-t-il en rouvrant peu à peu les yeux. Je crois vraiment que je pourrais dîner.

— Bravo ! dis-je, tandis qu’il se levait. Je commence à croire, nftoi, que vous enterrerez M. Simmons.

Il me raconta qu’il avait passé presque tout le temps de mon absence avec miss Serle à parcourir les jardins et les serres.

— Vous voilà déjà amis intimes, dis-je en souriant.

— Comme si nous nous connaissions depuis des siècles.

Il n’avait quitté son hôtesse qu’une heure auparavant, lorsqu’on était venu annoncer, à ce qu’il croyait, l’arrivée du maître de la maison.

Le crépuscule éclairait encore le grand salon lorsque nous y pénétrâmes. La femme de charge nous avait dit que l’on occupait rarement cette salle, dont on semblait ouvrir les portes en l’honneur de mon ami. À l’extrémité de la chambre s’élevait une vaste cheminée en marbre blanc jauni par l’âge et presque aussi haute que les tombes princières des cathédrales anglaises. En face du foyer, les mains derrière le dos, se tenait un petit homme d’un aspect assez chétif, et près de lui miss Serle, tellement transformée par sa toilette que je ne la reconnus pas tout d’abord, notre entrée et notre réception se firent avec beaucoup de froideur et de cérémonie. Nous traversâmes en silence la longue salle. Enfin sir Richard vint avec lenteur à notre rencontre. Sa sœur demeura immobile. Je voyais qu’elle se servait d’un large éventail d’ivoire pour se cacher le visage, bien que ses grands yeux bleus attristés suivissent avec une attention marquée ce qui se passait. Le propriétaire de Locksley-Park accepta la main qu’on lui tendait en réprimant, je crois, un geste de surprise causée par la ressemblance dont miss Serle lui avait sans doute parlé.

— Ce jour est un heureux jour, dit-il, et il ajouta aussitôt en se tournant vers moi : L’ami de mon cousin est mon ami.

Il ne ressemblait en rien à sa sœur. À première vue, j’avais été frappé de sa maigreur et de l’exiguïté de sa taille ; bientôt je fus plus frappé encore de l’éclat de ses cheveux et de sa barbe rouge, qui formaient autour de son visage une sorte d’auréole. De loin, sa physionomie paraissait jeune et ouverte, mais de plus près on distinguait une multitude de petites rides entre-croisées qui lui donnaient un aspect vieillot et rusé. Il avait l’air d’un homme de soixante ans. Son nez, d’un dessin classique, semblait moulé sur celui de son cousin. Figurez-vous cette physionomie éclairée par des yeux d’une grande vivacité et animée par un sourire impérieux qui disait clairement : « J’ai seul le droit de commander ici. »