Page:Revue des Deux Mondes - 1876 - tome 17.djvu/534

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
528
REVUE DES DEUX MONDES.

seul. Je regrette qu’il ne soit pas là ; mais il doit revenir demain et il faut attendre son retour.

Une fois lancée, elle se mit à bavarder d’une façon décousue sur le parc, sur sa solitude, sur l’état de ses yeux, qui ne lui permettait pas de longues lectures, sur ses fleurs et sur ses chiens. Elle s’interrompait de temps à autre, comme étonnée de sa propre audace ; mais elle avait si peu d’occasions de causer qu’elle se laissait entraîner. Je doute qu’il eût été possible de rencontrer ailleurs tant de naïveté unie à moins de sottise, tant de familiarité jointe à tant de candeur. Enfin, fixant sur mon ami ses grands yeux bleus avec une sorte de surprise fascinée, elle lui demanda : — Est-ce que vous aviez l’intention de repartir sans chercher à nous voir ?

— J’y avais réfléchi, répliqua Serle, et je m’étais décidé à ne déranger personne ; vous m’avez prouvé que c’eût été mal agir.

— Mais vous saviez que nous habitons Locksley-Park et que nous sommes parens ?

— Justement. C’est pour cela que je suis venu ici, — c’est presque pour cela que je suis venu en Europe. J’ai toujours aimé à rêver à Locksley-Park.

— Alors vous désiriez seulement visiter la vieille propriété ? Et elle vous plaît ?

Serle garda le silence. — Si j’osais vous dire combien tout ce que je vois ici me plaît ? s’écria-t-il enfin.

— Dites-le-moi. Il faut que vous restiez quelque temps avec nous.

Serle se mit à rire. — Prenez garde, prenez garde ! répliqua-t-il, vous ne pourriez plus vous débarrasser de moi ; je refuserais de m’en aller.

— Je n’en crois rien. Vous regretteriez bientôt l’Amérique, et vous voudriez y retourner.

Serle poussa de nouveau un petit éclat de rire.

— À propos, me dit-il, racontez donc à miss Serle combien j’adore mon pays.

Et il passa sans façon par une des portes donnant sur la terrasse, suivi de deux beaux chiens de chasse qui depuis son arrivée semblaient s’être attachés à lui. Ce fut avec une sorte de surprise attendrie que miss Serle le regarda s’éloigner. Je me rappelai alors le conseil donné par l’aimable Simmons : « Au lieu de mourir, épousez votre cousine. » Tout m’annonçait que le cœur de la châtelaine était un sol vierge où l’amour n’avait jamais fleuri. Si je pouvais y planter quelques semences !

— Il a donné son cœur à l’Angleterre, dis-je ; il aurait dû naître ici.

— Et pourtant il ne ressemble pas du tout à un Anglais.

— À quoi reconnaissez-vous cela ?