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tions populaires et des discours, des lettres ou des écrits de lord John Russell, de M. Gladstone, ce ne serait pas encore complètement significatif ; mais voici l’intervention d’un homme chargé d’âge, qui a été longtemps comme ambassadeur à Constantinople le tout-puissant, le plus énergique patron de la Porte, qui plus que tout autre décidait la guerre de Crimée, — lord Strafford de Redcliffe, et le vieux Redcliffe lui-même n’a plus d’illusions sur la cliente qu’il soutenait de ses conseils ; il écrit des lettres pour rendre témoignage contre la Turquie, il accepte l’idée sinon d’un démembrement, du moins d’une réorganisation qui affranchirait à demi les provinces des Balkans, qui ne laisserait à la Porte qu’une souveraineté nominale. En un mot, il est clair qu’il y a en Angleterre une certaine opinion excitée par le retentissement des massacres bulgares, faisant bon marché de l’empire ottoman et disposée à réclamer une entente avec la Russie, à chercher à Saint-Pétersbourg une alliance pour arriver à des solutions que personne ne précise.

Assurément ce qui s’est passé en Bulgarie justifie toutes les protestations, et n’est pas de nature à concilier les sympathies du monde civilisé au gouvernement turc. Les whigs ont trouvé là une occasion unique, inattendue, de rentrer avec éclat en campagne contre le ministère, et cette occasion, ils l’ont saisie ; ils accusent presque aujourd’hui le gouvernement anglais d’avoir été le complice involontaire, mais efficace, de la Turquie, en lui prêtant il y a quelques mois l’appui moral de ses conseils, de son influence, le secours de sa flotte. Tout cela est fort bien, l’émotion est vive en Angleterre ; mais enfin il ne faudrait pas en conclure que l’Angleterre soit disposée à lier aussitôt partie avec la Russie pour se jeter dans les aventures en Orient. Il ne faudrait pas croire surtout que ces manifestations, si sérieuses qu’elles soient, traduisent la pensée du gouvernement anglais, et tout récemment lord Derby, en recevant une députation, n’a point hésité à dissiper les chimères de l’opinion surexcitée, à maintenir les lignes essentielles de sa politique. Il a laissé voir ses préoccupations en montrant la périlleuse légèreté de toutes les propositions, de toutes les tentatives pour effacer la Turquie de l’Europe, en ajoutant : « Poussez les Turcs hors de l’Europe, en Asie, chrétiens et musulmans resteront toujours côte à côte, la difficulté n’est que déplacée. » Et un Anglais, pénétré des intérêts de son pays, doué de sagacité et de prévoyance, ne peut certes se montrer indifférent à une commotion du monde musulman, qui, des bords du Bosphore, gagnerait bientôt comme une contagion sanglante et redoutable l’intérieur de l’Asie. Cela veut dire que les solutions extrêmes ne résolvent rien, et qu’au milieu des entraînemens d’opinion, au milieu des passions nationales et religieuses entretenues par une incertitude prolongée, ceux qui sont chargés du gouvernement doivent se préoccuper avant tout de chercher les garanties de la paix dans les seules combinaisons possibles, de rester dans la réalité.