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traordinaire, c’est que l’Angleterre, elle aussi, semble se mettre de la partie et vouloir jouer son rôle dans l’agitation anti-turque. L’opinion anglaise est pour le moment livrée à un travail mystérieux, elle est partagée entre des traditions de politique séculaire et des instincts nouveaux. Si on ne désavoue pas la guerre de Crimée, on est bien près de la rejeter dans l’oubli, d’écarter ce souvenir importun ou inutile, et M. Bright peut triompher aujourd’hui en rappelant son opposition d’autrefois, les luttes soutenues par lui contre l’entreprise de 1854. Si on n’en est pas encore à livrer la Turquie aux exécuteurs, on la livre à la justice vengeresse du sentiment public, on dresse contre elle l’acte d’accusation.

Lorsqu’il y a quelques mois le ministère anglais, ému de ce qui se passait en Europe, des délibérations particulières des trois empires du Nord, de l’aggravation des choses en Orient, se décidait à frapper un grand coup en refusant son adhésion au mémorandum de Berlin, cet acte produisait certainement une impression profonde à Londres comme partout. Dans le désaveu du mémorandum de Berlin, dans l’envoi de la flotte anglaise à Besika, dans l’influence active de la diplomatie britannique à Constantinople, dans tous ces faits concordans, on voyait les signes d’une politique décidée à ne pas laisser passer tous les événemens, à rappeler les vieilles traditions, les vieilles garanties de l’équilibre de l’Europe. Le ministère tory semblait avoir relevé tout à coup le prestige anglais et avoir mis un terme à une période d’effacement humiliante pour l’orgueil national ; il avait conquis la popularité et presque désarmé ses adversaires ! Que s’est-il passé depuis ? Il est certain que tous ces actes retentissans du mois de mai n’ont pas produit des conséquences bien sensibles. Le gouvernement anglais n’a pas pu ou n’a pas voulu empêcher la guerre dans les Balkans. Les événemens ont rejeté les esprits dans une indécision mêlée d’anxiété, et dans ce moment d’attente, d’incertitude, s’est formée une sorte de réaction que la Turquie elle-même a précipitée en la justifiant, en lui donnant le prétexte des déplorables scènes de la Bulgarie. Toujours est-il que le mouvement a commencé, et après avoir commencé, il n’a cessé de prendre des proportions croissantes. Aujourd’hui il est partout, dans les journaux, dans les meetings, qui se multiplient, dans les adresses que des députations vont porter au foreign-office. Le vieux lord John Russell, toujours prêt malgré son grand âge à son rôle de paladin, n’a point hésité à donner le signal des hostilités, et à son tour M. Gladstone vient de publier une brochure substantielle, émouvante, dont le titre, — les Horreurs de la Bulgarie, — résume la pensée. C’est un procès en règle intenté contre la Turquie, contre son gouvernement, ses institutions, son anarchie, son irrémédiable caducité, et ce que M. Gladstone a dit dans sa brochure, il le répète dans les meetings. S’il n’y avait que des manifesta-