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vernement n’y est pour rien sans doute, il n’a peut-être rien su au moment des massacres, et le rapport qu’il vient de répandre en Europe prouve qu’il sent aujourd’hui la gravité des faits, puisqu’il s’efforce de les contester ou de les atténuer. En réalité, il n’a rien essayé pour empêcher ces sanglans excès qui, selon le mot récent de lord Derby, ont coïncidé avec l’anarchie des interrègnes à Constantinople, et sans avoir été directement, absolument complice, il n’est pas moins exposé à rester chargé de cette terrible responsabilité morale devant la conscience européenne.

Oui, évidemment, c’est le côté sombre de la situation de la Turquie ; mais, d’un autre côté, au milieu de cette désorganisation administrative et financière, au milieu de ces déchaînemens sinistres, il n’est point douteux que cet empire en apparence usé et menacé de toutes parts a montré depuis quelque temps un peu de cette vieille sève qu’un état, fût-il en déclin, retrouve souvent pour sa défense. Malgré les éclipses ou les défaillances du pouvoir souverain, la Porte n’a pas manqué d’un certain esprit de suite, d’une certaine diplomatie dans les difficultés où elle se débat depuis plus d’un an. Elle a su profiter des circonstances pour échapper aux pressions qui la menaçaient. Elle a encore des traditions qui sont pour elle une force, et surtout elle vient de montrer qu’elle n’a point cessé d’être un état militaire. Elle n’avait été, il est vrai, ni heureuse, ni habile dans la répression des mouvemens insurrectionnels de l’Herzégovine. Dès qu’une véritable guerre lui a été déclarée, dès qu’elle a eu affaire à des forces organisées, elle a repris ses avantages. Ses généraux, disait-on chaque jour, étaient cernés, ils allaient capituler ; Mouktar-Pacha surtout, serré de près par les Monténégrins, ne pouvait faire autrement que de se rendre. En définitive personne n’a capitulé, et Mouktar-Pacha n’a pas eu besoin de se sauver par une évasion sur le territoire autrichien.

L’armée ottomane, depuis qu’elle est engagée, n’a pas été seulement opiniâtre au combat, elle a prouvé qu’elle pouvait se prêter aux combinaisons de la stratégie. Les opérations qu’elle vient d’exécuter sur la Morava, autour d’Alexinatz, ne laissent pas d’avoir été conçues et conduites avec art. La résistance même qu’elle a rencontrée et qui fait honneur aux Serbes, cette résistance lui a offert l’occasion de déployer ses ressources, et chose plus remarquable, les chefs militaires turcs n’ont point exagéré leurs succès outre mesure. Une armée qui se bat ainsi peut encore servir de bouclier à un empire, même à un empire fort délabré sous d’autres rapports, et peut-être n’en aurait-on pas facilement raison. Que le gouvernement ottoman, qui a eu l’habileté de se laisser attaquer et qui a la fortune d’avoir des soldats, ait eu un moment la tentation de pousser à bout ses avantages comme les Serbes auraient voulu tirer parti de la victoire s’ils l’avaient obtenue, ce n’est point impossible, et là est