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net sur ma situation, car enfin je n’étais pas tout à fait sûr encore, et les Rouméliotes sont si susceptibles que ma défiance leur eût très probablement inspiré le projet que je leur supposais, s’ils ne l’avaient pas déjà formé.

Cependant nous marchions toujours, et ce maudit sentier me paraissait ne devoir jamais finir ; je le voyais serpenter devant nous, monter, disparaître derrière une roche, puis reparaître, et je me disais que nous en avions encore pour bien longtemps. Tout à coup je m’arrêtai, les yeux braqués sur l’horizon, à un endroit où le petit chemin disparaissait encaissé entre la montagne et des rochers. Cette fois j’avais bien la certitude, mais je m’étais trompé tout à l’heure sur le mode d’exécution : ils venaient me livrer aux klephtes ! En effet, je les voyais, très loin encore, mais je les voyais ; les derniers rayons du soleil éclairaient leurs toques rouges, et leurs longs fusils d’acier brillaient sur leurs épaules. Ils descendaient toujours à demi cachés, mais j’apercevais distinctement leurs têtes ; je les comptais, ils étaient six. Malgré ma surprise, je m’étais remis en marche sans rien dire, mais je serrais contre moi mon fusil, résolu, puisqu’il le fallait, à une énergique défense. Toutes les sombres pensées qu’évoque un moribond à sa dernière heure m’assaillirent à la fois, tandis que mes deux guides marchaient toujours, silencieux et semblant ne rien voir. Les brigands étaient cependant maintenant tous en vue ; ah ! je les distinguais bien, avec leurs foustanelles grises, leurs scaltsès, leurs manteaux noirs et leurs belles armes. Je ne sais quel grand parti j’allais prendre quand tout à coup le palikare qui me suivait, s’adressant à son compagnon : — Tiens, les soldats ! dit-il. — Les soldats, répétai-je stupéfait. — Il me sembla que je m’éveillais d’un mauvais rêve, et je n’en pouvais pas croire mes oreilles ; les soldats, disais-je encore en moi-même, les soldats ! .. A la pensée de tout ce gros drame que mon imagination venait de forger, je partis d’un franc éclat de rire, au grand étonnement de mes palikares insoucians, et je me dirigeai vers la petite troupe qui allait nous aborder.

Mes appréhensions étaient dissipées ; mais il fallait que je fusse à présent bien prévenu en faveur des nouveaux arrivans pour reconnaître en eux ce qu’ils étaient réellement. Jamais pareilles figures ne s’étaient offertes à ma vue : ils étaient six, à la mine plus sauvage et plus repoussante les uns que les autres ; leurs costumes sordides, graissés et salis à dessein, n’avaient plus conservé trace de leurs couleurs primitives ; le fez seul était rouge et tranchait sur la peau brûlée de leur visage. Tous avaient de bons fusils et de belles armes à la ceinture ; l’un d’eux portait sur les épaules un chevreau égorgé, ravi dans la montagne à quelque berger. Ils