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semblables en tout à leurs ancêtres, passent la journée sans rien faire ; n’ayant ni argent à garder, ni vignes, ni oliviers, ni champs à cultiver, leurs distractions consistent à dormir ou à courir les montagnes en quête de gibier pris au piège ou de quelque chevreau égaré. Ma proposition leur agréa donc, et nous partîmes quatre heures avant le coucher du soleil. Il nous fallait, pour arriver, faire d’assez longs détours, bien que Maradja fût située sur une des hautes crêtes qui descendent du Xéro-Vouni. — Nous marchions très vite, dans un sentier étroit, à peine dessiné sur le versant rapide de la montagne ; le sol était tellement brûlé par le soleil que les cailloux, éclatant et se fendillant en mille parties, avaient semé la route d’une multitude de petits carrés et de triangles pointus sur lesquels on courait le risque de se déchirer les pieds et les mains en glissant. La pente en outre était très raide et, malgré l’habitude que j’avais de ces ascensions, je devais mettre toute mon attention à ne pas tomber.

L’attitude de mes deux guides m’avait rassuré complètement le matin ; mais le sort voulut que je retrouvasse avec le soir toutes mes appréhensions de la veille. Un peu avant notre départ, j’avais vu les deux Rouméliotes causer bas entre eux et longtemps, et je m’étonnai de leur voir prendre tous deux leurs longs fusils albanais ; en même temps, je leur trouvai pour la première fois des figures féroces, et mon imagination eut bientôt découvert que leur plan était fait et leurs mesures prises. J’hésitais encore à savoir s’ils m’exécuteraient eux-mêmes ou s’ils me livreraient simplement à leurs amis les klephtes, quand le plus sauvage de mes deux guides me dit qu’il était temps de partir. Je le suivis, et nous n’étions pas depuis dix minutes dans la montagne que toutes mes incertitudes étaient fixées : c’étaient bien eux, et eux seuls, qui se chargeraient de cette funeste besogne. Voici comment je m’en étais assuré : quand le sentier devint si étroit qu’on n’y pouvait passer qu’un à un, j’usai de toute la diplomatie dont j’étais capable pour me placer le dernier, espérant ainsi égaliser un peu les chances. Vains efforts ; l’un consentait bien à marcher le premier pour me guider, mais l’autre, n’ayant plus ce prétexte, s’obstinait à me laisser l’honneur de le précéder, en sorte que je me trouvais, en dépit de toute ma prudence, contraint de marcher entre les deux. Avançant toujours avec précaution pour ne pas rouler dans un précipice, à chaque détour du sentier, quand la pente devenait plus raide, il me semblait sentir le long fusil du Rouméliote braqué dans mon dos, et je pensais alors que c’en était fait de mon fusil anglais et de moi-même. Ce qui rendait encore mes appréhensions plus piquantes et plus cruelles, c’est que je n’osais pas me retourner pour avoir le cœur