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étonnée de me voir dans un état d’incertitude complète, car d’ordinaire je n’hésite guère. Cet étonnement cessera si vous réfléchissez à la position où je me trouve. Ma présence à Turin n’est utile à personne, et elle est gênante pour beaucoup de monde. Bien que très disposé à appuyer le ministère composé d’hommes loyaux et animés des meilleures intentions, je ne puis me remuer sans l’ébranler. D’autre part, je lui nuirais si je persistais à demeurer caché dans mes rizières. On dirait que je boude, et cela me rendrait ridicule. Il me reste la ressource de voyager ; mais où aller ? La politique m’interdit l’Italie, les convenances m’interdisent la France et l’Angleterre. Je n’ai pas le courage d’affronter l’atmosphère froide et lourde des métropoles de l’Allemagne, et je souffre trop du mal de mer pour être tenté par un voyage transatlantique. Je suis donc réduit à chercher ce que je dois faire sans trouver une solution. Il est probable que, faute d’un bon parti à prendre, je n’en prendrai aucun, et que je me laisserai guider par le hasard… » Voilà un homme bien embarrassé ! mais Cavour était de ceux qui ont des intelligences avec le hasard, et cette fois le hasard avait décidé qu’il resterait dans son Piémont, tantôt à Turin, tantôt à Leri, toujours prêt, à la disposition des événemens et de son pays.

Cavour aurait eu beau faire, il ne pouvait pas cesser d’être pour tous le premier guide de l’Italie et de s’intéresser à l’œuvre commune. Il n’était plus ministre, et la manière même dont il avait cessé de l’être n’avait fait que grandir sa popularité en l’identifiant avec une crise nationale. De tous les côtés de l’Italie, on le consultait. A Leri ou à Turin, il recevait plus que jamais toute sorte de visites d’Italiens ou d’étrangers, un jour lord Clanricarde, — « qui a voulu absolument venir, » — un autre jour la députation de Parme, dont faisait partie Verdi, ou la députation toscane qui venait offrir la couronne au roi Victor-Emmanuel. Ce qui se passait à Florence, à Bologne, à Modène, avait ranimé toute son ardeur et ses espérances. Sans être au pouvoir, il restait au centre du mouvement, cordial avec tous, conseillant la prudence ou la hardiesse, suggérant un expédient, s’inquiétant surtout de l’honneur de cette révolution qui s’accomplissait. Au premier bruit du meurtre du colonel Anviti à Parme, il s’était hâté d’écrire au comte Bardesono dont Farini avait fait un ministre : « Je ne doute pas que vous saurez remplir vos nouveaux devoirs comme ceux que vous avez remplis jusqu’ici, et si le peuple de Modène s’abandonnait à des excès semblables à ceux qui sont arrivés à Parme, vous saurez vous faire tuer pour empêcher que la cause italienne soit déshonorée par des actes du plus sauvage vandalisme… Dites à Farini que, s’il ne montre pas la plus extrême énergie contre les assassins de Parme, la cause de l’Italie court les plus grands dangers… » Aux Toscans, il disait :