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agricoles, mêlant dans sa vie indépendante les devoirs d’un patronage presque féodal, la culture de l’esprit, le goût des arts, restant toujours l’allié d’opinion de cette classe patricienne et libérale des Capponi, des Ridolfi, des Corsini, des Peruzzi. Comme bien d’autres, il avait suivi avec un intérêt croissant la politique piémontaise, et un des premiers, aux approches du conflit avec l’Autriche, il avait donné le signal du réveil à Florence. Ministre de l’intérieur pendant la guerre, sous le protectorat piémontais représenté par M. Boncompagni, président du conseil à la paix de Villafranca, il n’avait désormais, comme son collègue de Modène, d’autre pensée que l’annexion, et nul certes ne pouvait mieux que lui donner un air de grandeur à cette abdication de l’autonomie toscane devant l’idée de la patrie italienne.

Il n’avait rien d’un politique ordinaire ; il ressemblait à un personnage d’Holbein avec sa taille droite et raide, sa tenue sévère, sa dignité froide et néanmoins courtoise, sa mine haute et fine et son geste impérieux. C’était un Toscan de vieille race, continuant la tradition de ce Ricasoli d’autrefois, capitaine des guelfes dans les guerres de la Romagne, qui, voulant un jour obtenir un décret du « conseil des vingt-quatre » de Florence, mettait les conseillers sous clé et les affamait jusqu’à ce que le décret fût voté. Le baron de nos jours, sans affamer personne, avait-la volonté de fer de son aïeul au service d’une idée moderne, d’un désir national dont il se faisait au pouvoir le représentant passionné et altier. C’est lui qui une nuit, au Palais-Vieux, disait à un de ses compatriotes partant pour la France : « Allez, dites à ces messieurs que j’ai douze siècles d’existence, que je suis le dernier de ma race, et que je donnerai jusqu’à la dernière goutte de mon sang pour maintenir l’intégrité de mon programme politique. » Et ce qu’il disait, il l’exécutait à sa manière, non avec le génie large et souple d’un Cavour, mais avec la résolution d’un homme redouté pour son énergie, respecté pour son désintéressement et son patriotisme, imposant l’obéissance autour de lui. En voyant passer grave et imperturbable ce ministre, ce dictateur, qui, au lieu de demander des émolumens au trésor, donnait au contraire de sa fortune, qui travaillait depuis six heures du matin jusqu’après minuit, le peuple ne le payait pas en vaines acclamations qu’il eût dédaignées ; il se sentait en sûreté sous un tel guide et avait pour lui cette considération que Royer-Collard mettait au-dessus de la popularité.

L’acte dont Ricasoli poursuivait l’accomplissement n’avait dans sa pensée rien de révolutionnaire ; c’était un acte réfléchi de nécessité nationale qu’il prétendait pousser jusqu’au bout sans le laisser dévier, sans le laisser compromettre ou altérer par les intrigues