Page:Revue des Deux Mondes - 1876 - tome 17.djvu/373

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

de l’occasion présente pour prononcer le vœu qu’il n’avait pu faire connaître à la bière des funérailles de son père Harold à la dent bleue, par suite de la scène que nous avons racontée. Adroitement il insinua que le Danemark avait deux ennemis qu’il serait glorieux de vaincre, Éthelred d’Angleterre et le jarl Hakon, et regrettant de ne pouvoir se charger que d’un seul, il choisit le roi d’Angleterre. Les toasts avaient succédé aux toasts, et les convives étaient alors dans cette situation que décrit si bien ce proverbe du Nord : « Quand la bière est dans l’homme, son esprit est dehors. » C’est sur cette disposition que comptait Sweyn, et son attente ne fut pas trompée. Après lui, Sigvald se leva et, posant le pied sur le bas poteau, il fit vœu de partir pour la Norvège et de n’en revenir que lorsqu’il aurait renversé Hakon-Jarl. Alors il se passa une scène que l’on pourrait appeler une nuit du 4 août, barbare et belliqueuse pour l’élan spontané et la témérité des résolutions. Les chefs vikings se levèrent les uns après les autres, renchérissant à l’envi sur le vœu de leur capitaine. C’est, dis-je, une nuit du 4 août barbare ; mais, par les formes, cette scène, telle qu’elle est présentée dans le récit de M. Dasent, rappelle de la manière la plus frappante la scène des vœux des chevaliers de Bourgogne au banquet du duc Philippe le Bon dans la chronique d’Olivier de la Marche. Lorsque la raison fut revenue, l’enthousiasme se refroidit ; mais les vœux étaient prononcés, les vikings avaient donné dans le piège de Sweyn, et il n’y avait plus qu’à en sortir par là victoire ou à y périr.


III. — LES VIKINGS ET HAKON-JARL.

La Norvège a eu de plus grands souverains que Hakon-Jarl, elle n’en a eu aucun de plus original. C’est un des plus singuliers mortels qui aient jamais régné dans aucun pays, et l’un des caractères historiques les plus naturellement formés pour la poésie dramatique qui se puissent concevoir. Le poète danois OEhlenschlager l’a mis en scène avec succès, sans avoir, pour ainsi dire, rien à changer à ce que l’histoire nous apprend de lui ; mais le vrai poète qu’il lui aurait fallu, c’était quelqu’un des contemporains de Shakspeare, Marlowe aux inspirations sataniques, Webster aux passions cruelles, ou Ford à la psychologie dépravée. Un personnage ténébreux, sinistre, ne demandant ses ressources qu’aux puissances infernales de l’âme, et dont toutes les aspirations, même les plus élevées, tournaient au profit de ces puissances. Il passait pour magicien et l’était en effet, non-seulement parce qu’il consultait le sort au moyen de balances ou par d’autres jongleries semblables, mais parce qu’il était maître consommé dans les arts de la fourberie, qui constituent véritablement la magie. Nous avons vu par quel