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Toutefois à une exagération généreuse n’en opposons pas une autre qui l’est moins. Dans l’une des solennités scolaires du mois dernier, l’honorable M. Duclerc, vice-président du sénat, a prononcé une allocution qui a été fort remarquée et qui méritait de l’être. Il a exhorté son jeune auditoire à aimer son pays « d’un amour passionné et exclusif. » Il a ajouté qu’il ne fallait point imiter cet ancien qui se croyait né non pour lui, mais pour le monde entier, que sous les noms barbares d’humanitarisme, de cosmopolitisme, cette doctrine funeste avait été le poison de la France, qu’elle avait altéré dans les âmes la religion de la patrie : « Prenez, a-t-il dit, la résolution inébranlable de vous désintéresser dans les affaires du monde de tout ce qui n’est pas l’intérêt de la France, de faire sentir à ceux qui nous ont laissés seuls le vide de la France absente. »

Peut-être ces éloquentes exhortations eussent-elles été mieux à leur place au sénat pendant la discussion du budget des affaires étrangères. Il est absolument interdit à un ministre français d’être un humanitaire, il lui est défendu de faire de la politique de sympathies, de la politique italienne ou polonaise, de la politique serbe ou turque ; il ne doit voir en toute rencontre que le profit, l’intérêt de la France, et un égoïsme presque féroce est le plus sacré de ses devoirs. Seulement ce n’est pas tout que de se vouloir beaucoup de bien à soi-même, il importe de bien entendre son intérêt, et il est d’un égoïsme intelligent de s’occuper beaucoup des autres afin de savoir en quoi ils peuvent nous nuire ou nous servir. Un peuple qui prend plaisir à ignorer ses voisins, tôt ou tard sera leur dupe ; un peuple qui passe sa vie à se contempler lui-même, comme les joghis de l’Inde contemplent leur nombril, est condamné à de fatales mésaventures, car la vanité tue la politique. Un diplomate français disait de M. de Bismarck : « Le grand avantage qu’il a sur nous, c’est qu’il sait son Europe, et que nous ne la savons plus. » Un bon Français, désireux d’être utile à son pays, doit s’occuper de rapprendre son Europe, et pour cela il ne faut pas se désintéresser dans les affaires du monde de tout ce qui n’est pas l’intérêt de la France, car l’indifférence n’est jamais curieuse. L’honorable vice-président du sénat a eu mille fois raison de prêcher le patriotisme à la jeunesse des lycées ; mais nous aurions voulu qu’il lui dît aussi : — Au nom même de l’intérêt français, auquel vous devez tout rapporter, occupez-vous beaucoup de ce qui se passe hors de chez vous. Apprenez de plus en plus l’allemand, l’anglais, l’italien ; quoiqu’il en coûte toujours de sortir de France, voyagez de corps ou d’esprit dans toute l’Europe, et que rien de ce qui intéresse « l’humanité libre » ne vous demeure étranger. Le siècle où nous vivons est le siècle des emprunts mutuels, du commerce des idées, des échanges internationaux. Un peuple qui s’isole et ne reçoit rien des autres n’aura bientôt plus rien à leur donner, et s’il renonçait