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sait fermer son cœur à toutes les injustices, même à celles qui flatteraient son orgueil ou. ses passions. Chose étrange ! le malheur semble avoir rajeuni la France, mais les partis sont restés vieux, et l’étranger s’y trompe ; les drapeaux fripés qu’il voit flotter dans l’air lui font croire, que rien n’est changé. Un journal anglais disait dernièrement que les Français auraient accompli un sérieux progrès dans la vie politique le jour où ils se seraient convaincus que la France était déjà grande avant la révolution, le jour où ils se persuaderaient que Les pratiques séculaires contiennent souvent une profonde sagesse, que la théorie ne doit jamais prévaloir sur l’expérience, et que la recherche exclusive de l’égalité sociale est un des pires fléaux qui puissent s’abattre sur une nation. On peut croire tout cela et croire aussi, avec M. Disraeli, comte de Beaconsfield, que la révolution a créé en France une société nouvelle et que cette société, qui a tant de peine à arriver à la stabilité dans le gouvernement, ne laisse pas d’être une des sociétés les plus solidement constituées qui soient en Europe, parce qu’on y trouve plus de justice qu’ailleurs et que le bonheur y est plus également distribué. Il faut être un simple d’esprit ou un fanatique pour prétendre défaire ce qu’a fait 89 ; mais on n’est point tenu de ne rien regretter de ce qu’il a détruit. Qui est plus vieux aujourd’hui d’un jacobin ou d’un clérical ? Ils ne savent l’un et l’autre qu’adorer ou maudire la révolution.. La jeunesse qui pense les laisse dire, elle est disposée à prendre pour devise le mot de Spinoza : non admirari, non indignari, sed intelligere.

La France nouvelle, aux prises avec les vieux partis, écrivant chacun l’histoire à sa façon, se trouve un peu dans la situation de l’un des personnages de Fielding, du bon vicaire Abraham Adams, lequel, étant entré dans une hôtellerie, y rencontra deux cavaliers, et s’avisa de leur demander quelle espèce d’homme était le propriétaire d’un château magnifique qu’il avait aperçu en chemin. L’un d’eux lui répondit que c’était un abominable tyran, impitoyable pour ses fermiers, prenant son plaisir à chevaucher à travers leurs champs, si dur à ses domestiques que jamais aucun d’eux n’avait pu achever l’année chez lui, si injuste et si partial dans sa charge de juge de paix qu’il condamnait ou absolvait, selon son caprice, sans avoir égard à l’équité. Prenant à son tour la parole, le second cavalier déclara que le châtelain en question était le plus doux des hommes, incapable de faire tort à qui que ce fût et de fouler sous le sabot de son cheval un grain de blé sans rembourser le dégât, avec cela si bon maître que plusieurs de ses domestiques avaient blanchi à son service, juge de paix si juste, si intègre, qu’on accourait de bien loin pour lui faire décider des cas difficiles. Quand les deux cavaliers lurent partis, le bon Adams, inquiet de la différence ides deux portraits qu’on venait de lui faire, demanda à l’hôte un éclaircissement. — Je connais très bien le châtelain dont on vient de vous parler,