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compréhension difficile, l’étude pesante et tardive, finissent par arriver, et que dans la grande joute de la vie les tortues devancent souvent les lièvres. Il citait l’exemple de deux de ses contemporains, lesquels dans leurs années de collège passaient pour avoir l’esprit noué, et qui depuis s’étaient si bien débrouillés qu’ils étaient parvenus aux premières charges de l’état. Il ajoutait qu’en revanche plus d’un héros d’Oxford et de Cambridge avait mal fini, après avoir bien commencé, « Il en est plusieurs, disait-il, qui aujourd’hui gagnent péniblement et obscurément leur vie, occupés peut-être à quelque ingrate besogne d’industrie littéraire, ou peut-être gardant les moutons en Australie et peinant au service d’un patron qui ne sait ni lire ni écrire. Rappelez-vous que le talent est un couteau bien affilé dont la pointe pénètre aisément, mais que, pour entrer profondément, il faut que le couteau soit tenu par une main vigoureuse, animée d’une énergique résolution. » On peut affirmer, sans crainte de se tromper, qu’aucun de nos lauréats de cette année ne gardera jamais les moutons en Australie ; mais nous voulons espérer qu’ils tiendront les promesses de leurs débuts, qu’ils feront tous un utile emploi de leur couteau, que tous sauront vouloir et persévérer. La France a du blé, elle a de l’or, elle possède tout ce qui soutient la vie et tout ce qui l’embellit ; mais plus que jamais elle a besoin d’hommes. C’est pour elle le véritable objet de première nécessité, et si elle croit à son avenir, c’est qu’elle est persuadée que la jeunesse qui grandit à cette heure dans les écoles lui promet des hommes.

Si la France a le droit d’espérer, son devoir est de se souvenir ; elle se souvient. On l’accuse d’être oublieuse, elle est pourtant plus fidèle qu’aucune autre nation au culte des morts, et surtout elle n’a garde d’oublier ceux qui ont donné leur vie pour elle. Le 12 du mois dernier, le jour même où étaient distribuées les récompenses aux exposans du dernier Salon et aux élèves de l’École des beaux-arts, a été inauguré le monument érigé à la mémoire d’Henri Regnault et d’autres jeunes artistes, ses cadets, peintres, sculpteurs ou architectes, tombés comme lui sur les champs de bataille. Cette cérémonie, souvent annoncée et ajournée, n’a point souffert de ces délais, qu’on ne peut imputer à personne. Ni le temps, ni l’incurable légèreté des pensées humaines ne peuvent rien sur certains souvenirs, ils sont à l’abri de toutes les. atteintes, la destinée s’est chargée elle-même de les buriner dans les âmes. La France lira toujours avec émotion les noms inscrits en lettres d’or sur le monument de la cour du Mûrier, et, comme l’orateur grec, elle dira : « Ces jeunes gens furent tels qu’ils devaient être pour leur pays ; ils ne se croyaient pas en droit de priver l’état de leur courage, et le sacrifice qu’ils ont fait d’eux-mêmes était un tribut qu’ils pensaient lui devoir. Tous lui ont offert en commun leurs personnes, et chacun a mérité en particulier cette louange qui ne vieillit point. »