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Lorsqu’un peuple s’est constitué, c’est-à-dire lorsqu’il s’est assuré par une bonne organisation les conditions de son existence et qu’il se sent assez fort pour résister aux agressions du dehors, il entre dans une nouvelle phase qu’on peut appeler son adolescence. Nous avons vu que l’adolescence de l’homme est marquée par l’épanouissement de ses facultés esthétiques. Il en est de même chez les nations. Leur jeunesse se révèle par une exubérance de sève qui a produit dans le domaine de l’art les monumens dont les débris commandent notre admiration et sont encore nos plus précieux modèles. Il est en effet à remarquer que c’est pour ainsi dire du premier jet que sont sorties les plus belles productions de l’esprit humain, et que plus on remonte dans la série des âges, plus ces productions fixent l’attention par leur incomparable grandeur. Presque tous les peuples de l’Occident ont voulu célébrer dans un poème épique les hauts faits de leurs héros, et de tous ces essais, il n’en est qu’un qui soit resté debout : c’est le plus ancien, l’Iliade. Aucun des édifices élevés aux beaux jours de la Grèce ne rappelle la hardiesse et les proportions colossales des temples qui surgirent au début de la civilisation hellénique, et dont les ruines étonnent le voyageur qui visite les nécropoles de la Sicile, de la Grande-Grèce, du Péloponèse et de l’Ionie.

Cette vigueur de conception, cette exubérance plastique, qui caractérise la jeunesse des peuples, est une conséquence naturelle de l’immense déploiement de forces qui a lieu dans la période précédente ; à ce moment, toutes les énergies s’éveillent, se concentrent vers un but unique, le droit de vivre, de conquérir une place au soleil. C’est la lutte de l’existence appliquée à une nation tout entière. Ce but atteint, ces énergies se tournent vers une autre direction ; lancées en avant par la vitesse acquise, elles arrivent d’un bond aux proportions les plus hautes. C’est une transformation de forces analogue à ce que l’on voit tous les jours en mécanique, ainsi que dans le monde vivant, où le végétal, dès qu’il a acquis un certain développement, laisse la sève s’épanouir en fleurs et en parfums. Nous avons vu les mêmes phénomènes se produire chez l’homme lorsqu’il atteint l’âge de la puberté ; de même que la plante végétale et la plante humaine, la plante ethnique ne peut produire sa floraison que lorsqu’elle a pris un certain degré de consistance et de volume. Il faut d’ailleurs un passé historique pour que la légende ait le temps d’ennoblir les héros des premiers âges, car c’est de ces figures agrandies par l’éloignement que la poésie, la statuaire, la peinture, tireront leurs inspirations et leurs modèles. D’autre part, on sait que la culture dès beaux-arts suppose une société arrivée à un certain degré d’organisation et de