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qu’il ne peut lui-même se rappeler sans frémir, mais malheureusement il ne prêche pas d’exemple, et les questions insidieuses du Mexicain lui arrachent de fâcheuses confidences. Il montre à cet homme un daguerréotype de Grâce qu’il a toujours porté sur lui, il lui dit avec quel désespoir il a appris que le détachement de secours l’avait trouvée parmi les morts : — Elle avait dû revenir vers nous, vers Olly et vers moi, pauvre chérie, et nous n’étions plus là, hélas ! Non, elle n’est pas morte de faim ! Son cœur s’est brisé,.. son pauvre petit cœur s’est brisé ! — Puis, à travers ses larmes, le digne garçon raconte tous les efforts qu’il a faits pour obtenir des renseignemens plus complets sur sa Grâce bien-aimée : démarches, voyages, avertissemens dans les journaux à l’adresse de Philippe Ashley : il n’a obtenu aucune réponse. Ce n’est pas étonnant ; les cinq dernières années ont été marquées par des événemens de haute importance : les Américains se sont emparés des missions et des presidios. Le Mexicain sait à quoi s’en tenir ; il n’est autre que M. Ramirez, le secrétaire du commandante don Juan de Salvatierra.

Jamais traître de mélodrame ne fut plus noir que ce Ramirez ; on s’étonne que Bret Harte, qui excelle à tracer en quelques traits imprévus des figures si fortes et si vivantes, se soit plu à tirer des vieux romans à sensation un type aussi rebattu. Ramirez était présent au premier entretien du vieux commandant et de Grâce Conroy ; il a profité de l’évanouissement de cette dernière pour lui voler un papier précieux, la concession de la mine d’argent du docteur Devarges, et le hasard lui a fourni une complice qui l’aide dans ses ténébreux desseins : la femme divorcée du docteur, à qui Dumphy, échappé du camp de la Famine, Dumphy, devenu l’un des gros banquiers et des capitalistes les plus considérés de San-Francisco, a vendu les secrets qu’il a trouvés sous le tas de pierres du cañon. Mme veuve Devarges est une dangereuse personne, une de ces femmes blondes, petites et délicates auxquelles Bret Harte attribue volontiers une puissance mystérieuse qui touche à la magie ; c’est la sœur jumelle de Mme Decker, l’héroïne d’un Épisode de la vie d’un joueur. Elle a dépassé la première jeunesse, elle n’a jamais été belle, la ruse niche au coin de sa lèvre mince, et une froide détermination dans son œil d’un gris sombre, mais un de ses sourires, un de ses regards peut conduire à la folie, au crime, l’homme le mieux armé contre son prestige. Elle a commencé par être la maîtresse du propre frère de son mari, qui du reste, elle nous le fait entendre, n’était pas sans reproches lui-même, puis elle a promis sa main à Ramirez pour s’assurer le concours de ce drôle ; c’est Ramirez qui lui a raconté l’histoire de Grâce, qu’elle croit être une créature de bas étage, sur les pas de laquelle un caprice