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s’enrichit. Si toutes les choses nécessaires à l’existence étaient aussi abondantes que l’air et l’eau, leur valeur intrinsèque, c’est-à-dire leur qualité de satisfaire nos besoins, ne serait pas diminuée ; seulement elles s’échangeraient contre beaucoup moins d’argent, et leur valeur en numéraire aurait presque totalement disparu. Le capital, les machines, agissent en ce sens. Celles-ci multiplient les objets utiles et en diminuent les frais de production. Elles contribuent ainsi prodigieusement à augmenter le bien-être ; elles sont donc essentiellement productives de richesses, car, comme le dit très bien Voltaire, la richesse consiste dans l’abondance de toutes les choses nécessaires à l’existence.

Ce qui a affranchi l’homme du besoin et l’a rendu le maître du globe, ce n’est pas la force musculaire, car le sauvage qui croupit dans le dénûment le plus dégradant en déploie autant que le civilisé. Non, c’est la force intellectuelle qui, s’incarnant dans les machines, dans tous les procédés scientifiques, crée vingt fois plus d’objets utiles pour la même somme d’efforts. Marx, mesurant toutes les valeurs d’après le travail moyen ordinaire qu’elles ont coûté, semble vouloir réserver pour l’ouvrier tout le produit, et celui qui a apporté à l’œuvre commune le capital et l’intelligence, c’est-à-dire le principal producteur, n’aurait droit à rien. Voilà comment une analyse imparfaite conduit à la plus criante iniquité et à une impossibilité démontrée. Si vous ne rétribuez pas exceptionnellement le chef d’industrie, vous en aurez un qui sera malhonnête où incapable, et vous anéantirez votre avoir. Quand les sociétés coopératives ont échoué, ç’a toujours été par la faute des gérans.

En résumé, on peut dire que la puissante et spécieuse tentative de Marx, de renverser les bases de la société actuelle en s’appuyant sur les principes mêmes de l’économie politique, a échoué, parce qu’il n’a entassé que des formules abstraites, sans aller jamais au fond des choses. Toutefois tous ceux, et ils sont encore nombreux, qui admettent les théories de Ricardo et de Bastiat sur le travail n’échapperont aux conclusions du socialiste allemand que par des inconséquences. Ses déductions sont d’une logique irréprochable ; ce qui est faux, ce sont les points de départ de ses raisonnemens, qu’il a empruntés aux économistes les plus orthodoxes.

Si maintenant on compare les théoriciens du socialisme en Allemagne à ceux de la France, on trouve un grand contraste. Les premiers sont incomparablement plus instruits. Comme le disait Lassalle en parlant de lui-même, ils sont armés de toute la science de notre époque. Mais ils l’emploient pour démontrer sèchement des sophismes. Il leur manque le grand souffle spiritualiste du XVIIe et du XVIIIe siècle. Jamais ils n’invoquent, comme les héros de la réforme ou de la révolution française, ces grands principes de