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voyageur difficile à séduire ne laissa pas d’éprouver un certain étonnement quand il pénétra dans la pièce qui donnait de plain-pied accès à la salle du festin.

Là demeurait assis, devant le plus merveilleux assemblage de vaisselle d’or massif qu’ait jamais étalé la pompe orientale, le grand-maréchal du palais, sa petite baguette blanche à la main. Les Anglais saluèrent et passèrent dans l’appartement voisin. Le duc était à table. Ivan Vasilévitch avait dépouillé son riche costume du matin. Il ne portait plus qu’une simple robe d’argent, mais il gardait encore la couronne impériale sur la tête. Deux cents convives environ, tous habillés de blanc, occupaient de longues tables dressées sur les estrades qui garnissaient le pourtour de la salle. Le duc dînait seul. Deux gentilshommes, la serviette sur l’épaule, le bonnet sur le chef, tenant à la main une coupe d’or enrichie de perles et de pierreries, n’attendaient qu’un regard pour lui présenter l’hydromel. Ces coupes ne servaient qu’au duc. « Quand il était bien disposé, il les vidait d’un trait. » Quatre brocs d’or et d’argent, du plus riche travail, gigantesques chefs-d’œuvre de ciselure, qui ne mesuraient pas moins de quatre ou cinq pieds de haut, contenaient la boisson destinée au tsar comme aux autres convives. Dans ses moindres détails, le service révélait une opulence inouïe. Les plats étaient d’argent, les coupes d’or massif : seulement coupes et plats demeuraient encore vides. L’empereur seul pouvait rompre le charme qui retenait les valets inactifs, les boïars silencieusement affamés sur leurs sièges. Ce charme, Ivan IV le rompit enfin. A chacun de ses deux cents convives il envoya successivement un grand morceau de pain. Le porteur appelait par son nom celui à qui le morceau était destiné, et lui disait : « Ivan Vasilévitch, empereur de Russie et grand-duc de Moscovie, t’envoie ce morceau de pain. » Tous les assistans alors se levaient et, chaque fois que ces paroles étaient prononcées, ils se levaient encore. Le dernier morceau fut donné par l’empereur lui-même au grand-maréchal. Le grand-maréchal le porta vivement à ses lèvres, en mangea une bouchée, fit sa révérence et se retira.

Cette première distribution fut suivie « du service des cygnes. » Chaque cygne était dressé sur un plat séparé. Le duc distribua les cygnes comme il avait distribué le pain. Les autres plats arrivèrent à leur tour, toujours présentés à l’empereur, toujours répartis avec un cérémonial identique. Les coupes mêmes ne furent, dans le cours du repas, remplies et offertes que sur l’ordre de l’empereur. Pour terminer, Ivan, de ses propres mains, donna aux officiers qui l’avaient servi un plat d’abord, une coupe pleine ensuite. « C’est ainsi, dit-on à Chancelor, que le prince fait connaître à tous quels