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précieux, gage indispensable de leur sincérité, titre unique de l’importante mission dont ils se disaient investis. Chancelor serait reçu, — ainsi l’avait ordonné l’empereur, — en audience solennelle, pour y présenter, devant les boïars réunis, « les lettres du roi son maître. » Si, par une précaution dont il faut faire honneur à la vieille expérience de Sébastien Cabot, Chanceler n’eût pas été muni au départ d’un double des instructions et des lettres royales confiées à sir Hugh Willoughby, la situation des Anglais n’eût pas laissé d’être assez délicate, car les marchands allemands de Novgorod, menacés, ainsi que nous l’avons dit, de perdre leur privilège, venaient précisément d’envoyer de leur côté une ambassade à Moscou. Cette ambassade, on le comprendra de reste, n’était pas d’humeur à favoriser, dans sa concurrence, la navigation étrangère. Des Anglais en Russie ! Ils n’y pouvaient être venus de l’aveu de leur prince. Les traités conclus sous plus d’un règne entre la ligue allemande et les souverains de la Grande-Bretagne ne réservaient-ils pas par une clause formelle le commerce de la Baltique aux anséates ? Les marins du Bonaventure ne devaient donc pas être accueillis à Moscou sans contrôle. Pirates, il fallait les pendre ; aventuriers sans mandat, les chasser. Nul pacte, il est vrai, ne fermait aux navires d’Edouard VI ces domaines redoutés de l’éternelle nuit sur les bords desquels Chancelor, au dire de ses introducteurs, était descendu. Ce point admis, s’ensuivait-il qu’on eût réellement affaire à des gens respectables, accrédités par le fils d’Henri VIII ? Est-ce par une telle route qu’un souverain sensé eût acheminé vers Moscou ses ambassadeurs ? Le seing même et le sceau d’Edouard VI ne seraient pas de trop pour dissiper les légitimes soupçons que tant de considérations faisaient naître.

Des marchands et des officiers-mariniers composaient toute la suite du pilote-major. Ils lui firent de leur mieux cortège quand le secrétaire des étrangers l’introduisit dans l’impériale demeure. Les regards de Chancelor avaient plus d’une fois contemplé à la dérobée la. splendeur de la cour britannique. Ils ne furent pas éblouis par la pompe du Kremlin. L’ancien familier d’Henry Sidney, le neveu de Christophe Frothingham, semble avoir gardé une impression juste de tous les objets qui s’offrirent alors à sa vue. « Nous avons mieux chez nous, » murmurait-il sans cesse aux oreilles de ses compagnons. Le palais de l’empereur ou du duc, si l’on veut employer le titre sous lequel les Anglais s’obstinaient à désigner le tsar, parut à Chancelor « une immense et lourde bâtisse, ramassée sur elle-même, assez semblable aux vieilles constructions, glaises avec leurs petites fenêtres. » Chancelor ne fut pas immédiatement conduit, comme il s’y attendait, en présence d’Ivan IV. On le laissa