Page:Revue des Deux Mondes - 1876 - tome 16.djvu/93

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

l’empire. A chaque relais, si l’on n’y eût mis bon ordre, il y aurait eu non-seulement querelle, mais bataille, tant les Russes montraient d’empressement à seconder les désirs du tsar et à servir les hôtes qu’il daignait appeler à comparaître en sa souveraine présence. C’était à qui s’emparerait des traîneaux pour y attacher le premier ses chevaux ; celui dont l’attelage était refusé ou arrivait trop tard semblait en éprouver une mortification profonde.

Chancelor avait, sans s’arrêter, traversé Vologda, dépassé Jaroslaf et Rostof[1] ; il ne lui restait plus qu’une centaine de milles à parcourir pour atteindre Moscou. L’aspect du pays changeait à vue d’œil ; tout indiquait déjà les approches d’une grande capitale. La terre gardait encore les traces d’une soigneuse culture et avait dû porter d’abondantes moissons. Presqu’à chaque pas s’offraient de petits villages semés dans la plaine, ou rangés, à la suite l’un de l’autre, sur la route. Autour de ces ruches, toutes gonflées de la population la plus dense qu’on puisse imaginer, bourdonnaient sans cesse sept ou huit cents traîneaux, apportant du nord leurs chargemens de poisson salé ou charriant vers les provinces lointaines le blé qui leur avait été livré en échange. Moscou apparut enfin, mais sous quel aspect ! Chancelor eut peine à retenir une exclamation dédaigneuse. La capitale d’Ivan IV n’était pas, en effet, au temps où la visitèrent les marins du Bonaventure, cette ville à demi-orientale, à demi-européenne qui dressait en 1812, devant les soldats de la grande armée, « les flèches et les coupoles dorées de ses temples. » Prise en masse, la cité fondée en 1147 par George Dolgorouki n’était encore en 1553 qu’un immense assemblage de cabanes disséminées sans ordre. Des troncs de sapins grossièrement équarris, des toits chargés, en guise de chaume, d’un épais lit d’écorce, protègent mieux contre le vent et la pluie que la tente de feutre du Tartare. Pour des yeux habitués au spectacle des nobles constructions dont l’architecture normande décora, du XIe au XIIIe siècle, les bords de la Tamise, ce vaste bûcher qui semblait appeler la torche et provoquer à plaisir l’incendie, n’en devait pas moins garder l’apparence d’un campement plutôt que celle d’une ville. Les rues de Londres étaient, dès cette époque, pavées ; les rues de Moscou n’offraient, suivant la saison, qu’un océan de boue, un miroir de glace ou des flots mouvans de poussière. Deux civilisations distinctes se disputaient encore la Russie. La Zemlianoï-Gorod, — ainsi se nommait l’agglomération confuse que traversait en ce moment Chancelor, — était une ville mongole. Un long

  1. Rostof, ville du gouvernement de Jaroslaf sur la rive nord-ouest du lac Néro, ancienne capitale du pays des Tchouds.