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sorte de coalition morale, soutenu les faibles et enhardi les forts, qu’il avait opposé des refus dédaigneux à toutes les tentatives pacifiques faites pour assurer un nouvel équilibre européen.

Les deux natures de Palmerston et de Napoléon III étaient trop opposées pour que leur alliance, on pourrait presque dire leur complicité, pût être de longue durée. Sans doute ils se ressemblaient par beaucoup de points : ils étaient aussi peu difficiles l’un que l’autre sur le choix de leurs amis, aussi peu scrupuleux sur les moyens ; ils avaient les mêmes antipathies pour les « vieux partis » français, ils croyaient tous deux la France indigne de la liberté ; mais, tandis que l’empereur cherchait toujours les moyens de faire accoucher la destinée de force, l’esprit froid, dur et positif de Palmerston ne sortait jamais du présent. L’un se nourrissait de rêves et l’autre de faits.

Leurs fins devaient être aussi différentes que le soir d’un beau jour et que l’heure où la nuit jette son manteau sur une tempête. Palmerston mourut debout sur ce faîte de puissance d’où personne ne songeait plus à le faire descendre. Il avait fait partie de seize parlemens, de tous les ministères qui se succédèrent de 1807 à 1865, à l’exception des deux ministères Robert Peel et Derby. L’Angleterre avait récompensé par une admiration presque sans réserve le patriotisme toujours jeune et ardent du vieux Pam. Tout lui avait été pardonné parce qu’il avait beaucoup haï ; il n’avait rien aimé avec passion que son pays : ni la justice, ni la liberté, ni l’humanité, ni la morale, rien de ce qui attache l’homme à sa patrie céleste. C’était un mondain en politique ; il n’eut toute sa vie qu’un but, il lui importait peu de paraître lui-même, mais il voulait faire paraître l’Angleterre. Il ne vit pas la Russie déchirer le traité de Paris, l’Union américaine triomphante obtenir de l’Angleterre une indemnité pour les dommages causés par l’Alabama, l’empire ottoman menacé d’une ruine irrémédiable.

Si l’on ne songe qu’à l’Angleterre, on peut dire que Palmerston mourut à temps ; si l’on fait un retour sur la France, il faut confesser qu’il mourut trop tôt : nous ne craignons pas de le dire, nos malheurs eussent été pour lui une suprême satisfaction. Le pain de l’illusion est un pain empoisonné ; trop de gens nous l’ont offert, trop de gens ont falsifié l’histoire pour ménager notre sensibilité. Ne prenons plus le rictus de la haine pour un banal sourire. Nous avons aujourd’hui le loisir de chercher, le devoir de dire la vérité sur toute chose ; en ce qui concerne lord Palmerston, elle se résume en deux mots : il fut un grand ennemi de la France.


AUGUSTE LAUGEL.