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Bonaventure ; soudainement alarmé, le bateau avait déjà pris chasse, et la lourde chaloupe ne réussit pas sans peine à l’atteindre. La capture en elle-même n’eût certes pas valu ce vigoureux effort. Construite pour la pêche, la barque dont les Anglais venaient de s’emparer n’était qu’un pauvre bateau à fond plat ; au lieu de les clouer, on s’était contenté d’en unir les bordages par une grossière couture. Les hommes qui montaient ce primitif produit d’un art à demi sauvage, avec leurs yeux bridés, leurs pommettes saillantes, leur aspect trapu et leur face aplatie, pouvaient être aussi bien des Hindous que des Scythes. Chancelor tenta sans succès de résoudre les doutes qui sur ce point assiégeaient son esprit. Les malheureux pêcheurs, à demi morts d’effroi, fixant sur l’être étrange au pouvoir duquel ils étaient tombés des yeux où se peignait non moins d’étonnement que de crainte, demeuraient sans répondre, prosternés à ses pieds. Chancelor ne s’obstina pas à prolonger un interrogatoire inutile, il se souvint à temps des sages et prudentes instructions de Cabot. Au lieu de chercher à frapper de terreur les premiers naturels que le ciel plaçait sous ses pas, il trouva préférable de les séduire par sa mansuétude. D’un geste plein de clémence, comme un roi qui refuse les hommages dus aux dieux, il les releva de leur humble posture et leur fit comprendre par ses signes qu’ils étaient libres de regagner la côte. Sortis sains et saufs d’une si chaude aventure, les pêcheurs en allèrent sans retard conter tous les détails à leurs compagnons : « Des hommes au teint coloré, à la haute stature, venaient, sur un immense vaisseau, de jeter l’ancre à l’entrée de la baie. La douceur de ces étrangers semblait égaler leur force et leur puissance. Tout dénotait en eux des êtres bienfaisans, et leurs procédés différaient trop de ceux dont ont coutume d’user les malins esprits ou les pirates pour qu’on pût avoir à redouter de leur part la moindre violence. » Répété bientôt de proche en proche, ce récit ne manqua pas d’enhardir d’autres barques. On les vit peu à peu sortir et s’éloigner tout doucement du port. Le Bonaventure ne fit aucun mouvement. Les barques se rapprochèrent insensiblement du vaisseau. Il en fut qui poussèrent la confiance jusqu’à l’accoster. Elles ne retournèrent à terre que pour en rapporter des vivres. La glace était rompue et l’effroi dissipé. A force de patience, on s’expliqua enfin. Le pays dont les marins du Bonaventure voyaient se perdre au loin, dans la direction du sud-ouest et du sud, les dunes sablonneuses s’appelait la Russie ou la Moscovie. Ivan Vasilévitch le gouvernait. Le nom de ce monarque ne pouvait être complètement inconnu du pilote, qui avait vécu dans la familiarité d’un des seigneurs les plus éclairés de la cour d’Edouard VI, mais Chancelor ne se fût jamais attendu à retrouver la