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Fallait-il donc, dit très bien Stockmar, abandonner de telles questions aux violences des partis ? N’était-ce pas là un de ces cas où le premier ministre, s’élevant au-dessus de la politique particulière qu’il représente, doit se concerter avec le leader de l’opposition, afin de protéger en commun ce qui intéresse l’état tout entier ? Ce n’était pas devant les deux chambres qu’il était possible de s’entendre ; lord Melbourne devait aller trouver son successeur désigné, sir Robert Peel, et traiter l’affaire avec lui. Le premier ministre conduisant ses amis, le leader tory conduisant les siens, il y aurait eu vote sans débat. Au lieu de cela, quel vaste champ ouvert à la passion ! et de part et d’autre que de paroles regrettables l’Ici, c’est lord John Russell qui accuse les adversaires du ministère de manquer de respect à la reine, de violer leurs devoirs de loyalty ; là, c’est Robert Peel qui, tout en parlant d’élever un jour la somme dans certains cas, suivant certaines conditions, laisse éclater par cela même des défiances hostiles, au risque d’affliger le prince et d’offenser la reine[1]. Quand on alla aux voix dans la chambre des communes, l’amendement du colonel Siblhorpe, qui réduisait la liste civile du prince à 30,000 livres, fut volé par 252 suffrages contre 158.

Stockmar nous donne ici un détail qui jette un jour singulier sur les mœurs parlementaires. Pendant la nuit du vote, il assistait à la séance. En sortant de la salle, il rencontra sur l’escalier lord Melbourne, qui le prit à part et lui dit : « Le prince va être fort irrité contre les tories, mais ce n’est pas aux seuls tories qu’il doit imputer la diminution de son apanage : c’est aux tories, aux radicaux et à une bonne partie de nos gens. » Stockmar ajoute : « Je lui serrai la main pour une si rare franchise et je dis : Ah ! voilà ce que j’appelle un honnête homme ! J’espère bien que vous raconterez la chose au prince vous-même. » Stockmar avait raison d’admirer cette franchise, plus encore, cette impartialité extraordinaire chez un chef de parti, car on devina bientôt pour quel motif un certain nombre de whigs avaient voté l’amendement du colonel Sibthorpe. Ils avaient espéré que le prince, dès son arrivée en Angleterre, se défierait des tories comme d’ennemis personnels. « Ainsi, pensaient les whigs, serait élargie la brèche qui déjà tenait la reine séparée des tories[2]. »

  1. Les passages les plus vifs de ces discours sont reproduits dans Early years. On y voit les violentes attaques de lord John Russell, ainsi que les protestations véhémentes de lord Eliot et de sir Robert Peel. « Des deux côtés, dit le rapporteur dont la reine a inspiré la plume, il y a eu là un ton qui, dans une pareille occasion, n’aurait pas dû se produire. » Early years, p. 282.
  2. Ce sont les paroles mêmes du récit de la reine : « … The hope of seeing the breach widened which already existed between them and the Queen. » Early years, p. 277.