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de son esprit toute idée de mariage, erreur dont elle se repent aujourd’hui avec la plus profonde amertume. On ne saurait imaginer pour une jeune fille une pire école, une école plus nuisible à tous les sentimens, à tous les penchans naturels, que la situation d’une reine de vingt ans, sans expérience, n’ayant pas encore un époux qui la guide et la soutienne. C’est là une vérité que la reine peut affirmer pour en avoir fait l’expérience complète ; elle remercie Dieu de ce qu’aucune de ses chères filles ne soit exposée à un pareil danger[1]. » Ces paroles étaient déjà bien touchantes quand on les lisait dans le récit des Early years ; les notes de Stockmar nous aident à sentir mieux encore tout ce qu’elles renferment non-seulement de tendresse et de passion, mais de fermeté politique et de royale sagesse. La reine avait craint qu’un époux de son âge ne parût trop jeune au pays, et c’est pour cela qu’elle avait cru bien faire de laisser mûrir encore les rares qualités de son intelligence ; plus tard, quand elle connut mieux cette âme précoce, cette nature sereine, ce parfait équilibre des forces de l’esprit et du cœur, elle dut s’avouer que ses appréhensions l’avaient trompée et que la sage dignité du jeune prince eût été pour elle une meilleure sauvegarde que l’insouciance épicurienne de lord Melbourne.

Enfin tous ces délais sont passés : l’épreuve est parfaite comme dans les romans de chevalerie. Les heures bénies, les heures charmantes se lèvent. C’est le 10 octobre 1839 que le prince Albert, accompagné de son frère Ernest, est arrivé à Windsor ; le 15, on célèbre les fiançailles, et le lendemain le prince écrit à Stockmar : « Je vous adresse cette lettre au jour le plus heureux de ma vie, je vous envoie la plus heureuse nouvelle que je vous puisse donner. » Il raconte alors les fiançailles de la veille, puis il ajoute : « Elle est si bonne, si aimable avec moi, que souvent, en vérité, j’ai peine à croire que je puisse être l’objet d’une si cordiale affection. Vous prenez part à mon bonheur, je le sais, voilà pourquoi mon cœur s’épanche dans le vôtre… Je ne puis rien dire de plus, je suis trop troublé dans ce moment ; mes yeux, comme dit le poète, ont vu le ciel s’ouvrir et mon cœur nage dans la béatitude. »

Nous avons une partie des lettres adressées de Windsor à Bruxelles, à Wiesbaden, à Gotha, dans ces jours de félicité qui suivirent les fiançailles du 15 octobre, nous avons surtout un grand nombre de celles qui de Gotha, de Wiesbaden, de Bruxelles, apportaient à Windsor les félicitations les plus tendres. Si nous les avions toutes, ces missives intimes, si les lettres de la reine à son oncle le roi des Belges, à la duchesse douairière de Cobourg, étaient publiées à côté des lettres du prince Albert, ce serait vraiment un tableau

  1. Voyez The early years of his royal highness the Prince-consort, chapitre X, p. 220-221.