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le vieux gentilhomme avait un fonds de scepticisme que son expérience avait mûri sans y mêler aucun sentiment d’amertume. Il avait traversé pourtant des crises personnelles assez vives. Les aventures de sa femme avec lord Byron avaient fait scandale dans la haute société anglaise, et il avait été impossible d’en étouffer le bruit, puisque la malheureuse créature, avant de mourir folle, avait jeté d’effroyables cris de passion et de fureur dans son roman de Glenarvon. Tout cela, il est vrai, nous reporte à vingt-cinq ans en arrière, lady Melbourne s’appelait alors lady Caroline Lamb. Il paraît que le scepticisme et la bonne humeur de lord Melbourne lui avaient permis de secouer aisément ces souvenirs. À l’avènement de la jeune reine, il n’y avait pas de courtisan plus aimable, plus spirituel que le chef du ministère whig. À lui voir auprès de la reine tant de soins, tant d’empressemens, une familiarité presque paternelle, on se rappellerait le vieux duc de Maurepas auprès du jeune Louis XVI, si les circonstances n’étaient d’ailleurs si dissemblables. Lord Melbourne n’avait qu’un défaut, mais un défaut bien grave et qui tenait précisément à ce scepticisme dont nous venons de parler : sa bonne grâce était souvent du nonchaloir, et sa bonne humeur de l’indifférence. Il laissait aller les choses comme les poussait le vent, et on le disait incapable de résister jamais à ses amis. Stockmar, qui avait lu Candide, le surnommait parfois « le seigneur Pococurante. »

Un sénateur vénitien, très riche, très libre, sans devoirs ni soucis, peut bien se montrer supérieur à tout dans son palais de la Brenta et passer pour n’avoir jamais de chagrin. Un ministre whig, harcelé sans cesse par ses adversaires et poussé au combat par ses amis, ne saurait se montrer si indifférent aux choses de ce monde. Lord Melbourne, avec plus de vigilance, aurait certainement écarté certaines affaires qui ont failli compromettre un instant l’autorité morale de la reine. Si le premier ministre avait eu réellement pour la jeune souveraine l’affection paternelle dont il semblait pénétré, il lui aurait appris que le chef de l’état en Angleterre doit s’élever au-dessus des partis, que le souverain est le roi de tous, non pas le roi des whigs ou le roi des tories, mais le roi de toute la nation, et que si tel est le devoir de la royauté, ce devoir est une convenance plus haute encore quand c’est une femme qui est assise sur le trône. Voilà ce qu’une voix paternelle aurait dit le plus naturellement du monde. Sans nuire aux intérêts de son parti, un vrai premier ministre aurait tenu avant tout à servir la majesté royale. Au fond, c’était bien le sentiment de lord Melbourne ; ses amis politiques ne lui permirent pas de suivre son penchant. Le seigneur Pococurante laissa faire ses collègues, et le ministère prit des mesures qui exposèrent la reine, pendant les premières années de son règne, à être considérée comme la reine des whigs.