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A qui persuadera-t-on que les insurgés, les Serbes et les Monténégrins auraient osé résister aux avertissemens et aux sommations des puissances médiatrices, agissant d’accord et dans une même pensée ? Sans doute elles leur ont prodigué les bons conseils, les courtoises représentations ; nous savons à peu près ce qu’elles leur ont dit tout haut, nous ne savons pas bien ce qu’elles leur disaient à voix basse. Quiconque a lu Shakspeare se souvient de l’honnête officier de justice Dogberry et des instructions assez singulières qu’il donnait à ses gardes de nuit, en les envoyant faire une ronde dans les rues de Messine : « Vous arrêterez tous les vagabonds, leur disait-il, mais si l’un d’eux refuse de se laisser arrêter, laissez-le aller, ne vous occupez pas de lui et remerciez Dieu de ce qu’il vous a délivré d’un coquin. Entrez dans tous les cabarets et ordonnez à tous les ivrognes de s’en aller au plus vite dans leur lit ; si l’un d’eux vous fait une mauvaise réponse, déclarez-lui qu’il n’est pas l’homme pour qui vous l’aviez pris. Si vous entendez crier un enfant, appelez sa nourrice et commandez-lui de le faire taire ; si elle ne vous écoute pas, laissez-la tranquille jusqu’à ce que l’enfant l’ait éveillée par ses cris. Enfin, sur toutes choses, souvenez-vous qu’un bon garde de nuit ne doit désobliger personne et que c’est désobliger quelqu’un que de l’obliger à faire ce qu’il ne veut pas faire. » Les agens que les trois puissances alliées avaient envoyés dans l’Herzégovine et dans les lieux circonvoisins semblent s’être inspirés des instructions du bon Dogberry. Ils n’ont fait de peine à personne, ils n’ont intimidé ni désobligé personne, ils n’ont forcé âme vivante à faire ce qu’elle ne voulait pas faire. L’enfant terrible a continué à remplir de ses cris les gorges des Balkans et la vallée du Danube. On a fait venir sa nourrice pour le calmer, elle lui a parlé russe ; bien qu’il écoute volontiers ce qu’on lui dit dans cette langue, il n’a point entendu raison, et les gardes de nuit sont partis en lui disant : A vos souhaits ! Pendant ce temps, les puissances alliées tançaient durement les lenteurs, l’inertie du gouvernement turc, elles lui reprochaient de manquer à ses engagemens, d’ajourner indéfiniment les réformes promises. Ces reproches étaient-ils fondés ? Comme le disait Pitt, « il n’y a pas de bonne volonté qui tienne, on ne peut demander à un homme de prendre le moment d’un ouragan pour réparer sa maison. »

Le public assis ou debout, qui ne va pas dans les coulisses et juge du parterre les actes des gouvernemens, avait cru tout d’abord que la pièce qu’on représente devant lui depuis quelques mois était une pièce en un acte, sans importance et sans prétention. Point du tout ; à plusieurs reprises, il a vu le rideau tomber et se relever bientôt après, et il commence à se douter que tout ce qu’on lui a montré jusqu’aujourd’hui n’est qu’un prologue. « Et pourtant, se dit-il, le sujet comportait-il de si grands développemens ? Tout ne serait-il pas fini depuis longtemps, si d’habiles embrouilleurs n’avaient pris plaisir à mêler les fils, à multiplier