Page:Revue des Deux Mondes - 1876 - tome 16.djvu/706

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

Il y a quelque analogie, semble-t-il, entre le rôle que s’attribue le gouvernement allemand dans les luttes entre les partis et celui qu’il joue en Europe dans les questions de politique générale, et en particulier dans cette redoutable question d’Orient, qui tient tout le monde en alerte. Le chancelier de l’empire germanique n’est pas seulement l’arbitre des conservateurs et des libéraux ; il est l’arbitre naturel des puissances occupées de régler les destinées de la péninsule illyrienne ; c’est un emploi et un honneur que personne ne songe à lui disputer. De quelle manière exercera-t-il son arbitrage ? Quelle sentence rendra-t-il ? Quelles sont ses vues ? Quels sont ses desseins ? Il n’en dit rien, il garde pour lui son secret. La Correspondance provinciale a daigné expliquer aux conservateurs prussiens à quelles conditions ils pourraient obtenir le patronage électoral du gouvernement ; elle ne s’est jamais expliquée sur ce qui se passait à Cettigne, à Belgrade et à Constantinople. On raconte qu’un soir de l’hiver dernier, un membre du Reichstag eut la candeur de demander à M. de Bismarck ce qu’il fallait penser des affaires d’Orient, et que M. de Bismarck lui répondit : « Je n’aperçois pas un nuage au ciel, sauf le petit point noir de l’Herzégovine. » Voilà tout ce qu’a dit M. de Bismarck depuis que s’est rouverte la question d’Orient. Lui qui aime à parler, il se tait, et son silence inquiète l’Europe plus que tout ce qui peut se dire ou s’écrire à Saint-Pétersbourg, à Vienne ou à Londres. L’Europe se demande : que veut l’Allemagne ? — et elle ne réussit pas à le savoir. De temps à autre on lui apprend que deux empereurs se sont rencontrés à Berlin, ou sur les bords de la Lahn, ou en Bohême, ou dans le Tyrol, et le télégraphe lui annonce qu’ils se sont embrassés trois fois. L’Europe aimerait qu’on s’embrassât un peu moins et qu’on s’expliquât davantage, et elle interroge du regard le sphinx des bords de la Sprée. Moins naïve qu’un député au Reichstag, elle n’osé le mettre en demeure de parler, mais elle cherche à deviner ce qu’il cache au fond de ses yeux, et les yeux du sphinx lui répondent : — Il n’y a pas un nuage au ciel, sauf le petit point noir de l’Herzégovine, qui, à vrai dire, depuis l’hiver dernier, a considérablement grossi et qui aujourd’hui ressemble à peu près à un nuage.

Un roi de Prusse disait jadis : Si j’étais roi de France, il ne se tirerait pas en Europe un seul coup de canon sans ma permission. Les rôles sont bien changés ; en l’an de grâce 1876, ceux qui ont envie de tirer du canon ou même de simples pétards savent très bien que c’est au roi de Prusse devenu empereur d’Allemagne qu’ils doivent s’adresser pour en obtenir l’autorisation. Plaise au ciel qu’il la leur refuse ! — L’empire allemand, c’est la paix, — nous a-t-on souvent dit et répété, et nous ne demandons pas mieux que de le croire. On ajoutait : — L’Allemagne unie et fortement constituée offre au repos et à la sécurité des nations la plus précieuse, la plus efficace des garanties. Non-seulement l’Allemagne est un pays essentiellement pacifique, qui ne veut point faire de conquêtes