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multiplicité occasionnée par cette circonstance qu’il n’existe pas de noms patronymiques dans les douars. Lorsque Abdel-Kader-ben-Ahmed demande au conservateur des hypothèques un certificat attestant que son bien est franc de toute charge, ce fonctionnaire trouve vingt ou trente individus de ce nom dans la tribu.

Pour mettre sa responsabilité à couvert, il délivre autant de pièces. Ces inconvéniens et d’autres encore dont la prévision avait échappé à la sagesse du législateur se sont révélés devant la justice, qui les redresse autant que possible par ses arrêts, mais ne peut la plupart du temps que les signaler. On voit par cet exemple qu’elle est l’organe social le plus apte à indiquer avec autorité les modifications graduelles à introduire dans l’état légal de l’indigénat. La dévolution exclusive du pouvoir judiciaire en Algérie à notre magistrature doit, en nous rapprochant davantage des indigènes, avoir donc ce résultat doublement utile, de les initier plus promptement à nos idées, et de nous servir à mesurer les progrès de nos mœurs parmi les tribus, par conséquent à nous guider avec sûreté dans l’œuvre lente et patiente de l’assimilation.

Cette innovation s’effectuerait peut-être dès aujourd’hui sans rencontrer de résistance matérielle chez les musulmans, qui sont au fond très malléables et ont toujours docilement accepté les réformes judiciaires dont nous venons de retracer la succession ; mais ils pourraient en éprouver des souffrances dont nous ne devons pas assumer la responsabilité. Le chevaleresque respect des vaincus que la France a inscrit sur son drapeau, et qui n’est qu’une forme de l’équité, nous impose l’obligation de maintenir les institutions judiciaires de l’indigénat jusqu’au moment où nous pourrons remplacer dans les tribus la mahakma du cadi par le prétoire d’un magistrat également versé dans la connaissance des textes musulmans, et qui statuerait à la manière du préteur antique. Aujourd’hui les juges de paix sont encore peu en mesure de répondre à cette tâche, à laquelle ne les ont préparés ni un enseignement spécial ni l’expérience ; mais n’existerait-il aucun moyen pratique de l’aborder, en attendant que cet enseignement soit organisé était le temps de donner ses fruits ? Il n’est point indispensable que l’essai se généralise d’abord ; on pourrait le tenter sur quelques points seulement, et l’on trouverait sans aucun doute dans les sièges de première instance d’Algérie des magistrats dont on obtiendrait, en améliorant et élevant comme de juste leur position, un concours efficace. Ils ajouteraient ainsi aux services que la justice a rendus sur le sol africain à la France et à la civilisation.