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cette épreuve, il ne restait plus à la partie qui avait succombé d’autre ressource que de porter ses doléances au souverain. Telle était la légalité ; mais en fait, les choses ne se passaient pas toujours aussi simplement, et l’imperfection de la procédure musulmane permettait d’éterniser certains procès. « Lorsqu’on n’avait point formé ce recours toujours difficile à introduire, on pouvait. sous le plus vain prétexte recommencer la même contestation devant un autre cadi, et le litige n’avait de terme que celui de la patience du plaideur le moins obstiné ou le plus pauvre. » Ainsi s’exprimait en 1859, dans un rapport à l’empereur, M. le ministre Chasseloup-Laubat, et il signalait les habitudes vénales des cadis. Toutes les personnes qui ont habité les pays musulmans en témoignent également ; mais le mal ne se manifeste nulle part avec plus d’intensité qu’en Algérie, où des troubles permanens ont concouru à le développer.

Au dire des Arabes, les plus indignes trafics se passeraient à l’audience même, au moyen d’un débat muet, mais où une mimique expressive suppléerait avantageusement les explications verbales. Un plaideur, en exposant son affaire, lève l’index à la hauteur du visage, en tenant les autres doigts fermés ; cela signifie qu’il offre un douro (5 francs) au juge. L’adversaire présente à son tour, dans un geste analogue, l’index et le pouce ; celui-ci donnera 2 douros, et ainsi de suite. — Ce n’est pas que l’autorité n’exerce une surveillance vigilante et sévère. Elle a sévi contre les magistrats prévaricateurs par des destitutions, des poursuites judiciaires, quelquefois plus arbitrairement, en leur imposant des restitutions forcées. Un ancien interprète de l’armée me racontait comment l’un d’eux fut pris sur le fait et aussitôt puni. Le chef du bureau arabe avait reçu contre ce magistrat des plaintes nombreuses. Il chercha à s’édifier par lui-même, et à cet effet il se rendit un jour d’audience dans la localité où siégeait le cadi. Avant de se montrer, il envoya à la malakma (prétoire du magistrat indigène) un sous-officier très intelligent, qui avait l’air d’y venir en simple curieux et n’excita aucune méfiance. L’émissaire du bureau arabe remarqua bientôt que les justiciables prisaient sans façon dans la tabatière du juge, qui la leur faisait passer lui-même avec beaucoup de complaisance, et la laissait quelques instans entre leurs mains. Soupçonnant un frauduleux manège, il la saisit adroitement au retour, et la laissa tomber aussitôt comme par mégarde ; il s’en échappa deux pièces d’or. Le magistrat concussionnaire était un vieillard riche et avare. L’officier français imagina de le punir plus sensiblement que ne l’eût fait peut-être une condamnation. Il ordonna d’apporter sur-le-champ le trésor du cadi, et le distribuant à poignées aux pauvres de la tribu rassemblées : « Cet homme, dit-il, se trouve trop