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s’entendre avec le pomêchtchik à propos de la location de ses champs. Dès qu’ils approchèrent de la maison seigneuriale, les moujiks ôtèrent leur chapeau et restèrent tête nue à la porte attendant patiemment la fin du repas du propriétaire. Ce dernier étant arrivé escorté de son intendant, les paysans, toujours le chapeau à la main et rangés en cercle autour du barine, entamèrent avec lui une longue négociation, parlant tantôt tour a tour, tantôt tous à la fois, employant fréquemment les humbles formules du servage : « Petit père, ayez pitié de nous, — notre bon maître, ne nous réduisez pas à la misère ; » se faisant petits volontairement, mais ne lâchant pas pied, soutenant leur dire, défendant habilement leurs intérêts et cherchant à faire oublier les siens au propriétaire. En revanche, les anciens serfs qui témoignent au pomêchtchik tant de déférence extérieure ne sont pas toujours très fidèles aux engagement qu’ils ont pris vis-à-vis de lui. Ils ont encore quelque peine à comprendre que les travaux dont ils se sont volontairement chargés doivent être exécutés avec ponctualité. Le respect des conventions, l’obligation qu’impose un contrat n’est pas d’accord avec l’idée que le moujik se faisait de la liberté. Par une contradiction fréquente chez les natures simples, l’homme qui par le fait d’être libre se regarde volontiers comme dispensé de toute obligation envers autrui, se croit parfois encore le droit d’user des anciens privilèges du serf. Comme avant l’émancipation, il est disposé à recourir en toute circonstance à la bourse du propriétaire. A-t-il une vache malade, un cheval blessé, il vient naïvement demander à son ancien maître de lui en donner un autre à la place, et ne comprend qu’à demi que ce dernier n’est plus obligé à rien vis-à-vis de lui.

Combien de temps durera cette mutuelle bienveillance des paysans émancipés et de leurs anciens seigneurs ? La divergence des intérêts et de l’éducation, les excitations du dehors ne peuvent-elles mettre un jour les deux classes en lutte et les amener à un antagonisme d’autant plus regrettable qu’entré elles deux il y a moins d’intermédiaire ? Quelques esprits le craignent ou font mine de le craindre. Non contens de la déférence actuelle du moujik, certains propriétaires voudraient pouvoir le remettre en tutelle. L’œuvre de l’émancipation n’est pas aussi incontestée qu’on se l’imagine à l’étranger. Un certain monde influent dans la capitale et à la cour même en critique vivement les résultats. L’assemblée de la noblesse de Pétersbourg a souvent, dans ces dernières années, été l’écho de ces plaintes. Comme si l’esclavage avait pendant des siècles été une école de vertu, on dit que l’immoralité se répand parmi les paysans, que le respect se perd dans les campagnes, que l’esprit de famille disparaît devant l’esprit d’indépendance ; on dit que, pour sauver le paysan et la Russie, il faut fortifier l’autorité et la remettre aux