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femme, il n’a pas appris à toujours respecter le bien d’autrui, mais toutes ces mauvaises inclinations ont été longtemps fortifiées par le servage : l’ivresse par le besoin d’oublier son avilissement, la brutalité domestique par les rudesses du maître ou de l’intendant, le goût du larcin par l’habitude de regarder comme sien tout ce qui était à son maître. Ces défauts n’ont point disparu, plusieurs même, selon les pessimistes, se seraient déchaînés en ne sentant plus de frein. L’ivrognerie, disent les esprits chagrins, a fait d’effroyables progrès ; pourboire, le paysan vend jusqu’à ses instrumens de culture, et ce fléau suffira à le ruiner[1]. Le mal de ce côté est grand en effet, l’excédant des recettes fourni à l’état par les boissons en est chaque année une nouvelle preuve ; mais cet excédant n’étant pas accompagné de diminution dans d’autres impôts, dans l’impôt direct surtout, qui pèse presque entièrement sur le paysan, les statistiques financières mêmes montrent que le moujik gagne assez pour ajouter à ses impôts forcés la libre contribution du cabaret, sans compter que les annuités de rachat lui font en réalité faire des économies contraintes. L’émancipation, loin d’appauvrir le paysan, l’a ainsi enrichi, de même qu’au lieu d’étouffer la production nationale, elle l’accroît d’année en année.

Un autre des reproches faits à l’affranchi des campagnes, c’est son imprévoyance. Il sait moins bien qu’au temps du servage se mettre, par de larges réserves, à l’abri de l’inconstance du climat et des mauvaises récoltes, auxquelles en Russie les meilleures terres sont toujours exposées. Ce reproche des défenseurs du servage peut être fondé, mais il se retourne contre le servage, qui a jadis habitué le paysan à se reposer de tout sur son maître, comme un enfant sur son tuteur. Le moujik est aujourd’hui dans une période de transition, il n’a pu encore se défaire des défauts de la servitude, et y ajoute déjà certains des défauts de la liberté. Longtemps courbé sous le joug, il n’est pas étonnant qu’il ne se soit pas entièrement redressé, et qu’il lui faille du temps pour apprendre à agir en homme maître de ses actions. Rien de surprenant si, ainsi qu’une boisson inaccoutumée, la liberté lui a monté à la tête et l’a parfois au début enivré. Il s’y fait cependant peu à peu, il apprend à connaître la responsabilité morale, et comprend déjà la première vertu de l’homme libre, la dignité personnelle. Des améliorations seraient

  1. Pendant un séjour d’été à la campagne, j’ai vu mourir un ivrogne. Ayant reçu de l’argent, il s’était enivré pendant trois jours de suite ; le dernier jour, en sortant du cabaret, il alla se baigner dans la rivière pour se rafraîchir ; on l’en retira mort, et sur son cadavre, étendu au bord de l’eau, sa femme et ses sœurs vinrent chanter les lamentations d’usage. « Le pauvre homme ! disait-on, son père est mort exactement de la même manière. » Il est du reste à remarquer que dans plusieurs communes les paysans ont d’eux-mêmes pris des mesures pour arrêter l’ivrognerie en réduisant le nombre des cabarets ou en les éloignant du centre du village.