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menaient, en l’éperonnant et la fouettant au besoin, la nation par la bride ; c’était de l’esprit public, de l’opinion que venaient l’impulsion et la direction. Il y a eu là un mouvement national comparable sans injustice au mouvement d’où est sortie la révolution française. Ce phénomène nouveau dans l’histoire russe est à lui seul aussi digne d’attention que l’émancipation même. Jusque-là, sous les Romanof comme sous les Rurikovitch, dans la Russie moderne comme dans l’ancienne Moscovie, tout s’était fait par l’impulsion d’en haut, toute l’initiative était venue du gouvernement. Il en a été tout autrement pour l’émancipation et les grandes réformes qui l’ont accompagnée. A cet égard, l’œuvre d’Alexandre II diffère totalement de l’œuvre de Pierre le Grand et montre tout le progrès de la Russie dans l’intervalle ; la première était l’œuvre d’un homme, la seconde est déjà l’œuvre d’un peuple. La Russie, au moment de l’émancipation des serfs, n’apparaît plus seulement comme une sorte de matière inerte, de matière à expériences administratives, ou, selon le mot d’un Russe instruit, comme une sorte de laboratoire sociologique, c’est une nation sortie de l’enfance qui, au lieu de s’abandonner aveuglément à la conduite d’un père ou d’un tuteur, travaille elle-même à son propre développement.

Si préparée, si réclamée qu’elle fût de la nation et de l’opinion publique, l’émancipation des serfs se fût peut-être encore longtemps fait attendre sans la malheureuse issue de la guerre de Crimée. Il est chez tous les peuples de ces réformes si graves, si compliquées, touchant à tant d’intérêts, qu’on ne se décide à y mettre la main que sous la pression d’un grand événement, sous le stimulant d’un grand péril ou d’une calamité nationale. Pour les nations comme pour les individus, le malheur est souvent le meilleur conseiller, et une blessure extérieure, une défaite militaire a plus d’une fois été le point de départ de la rénovation, de la régénération morale d’un grand peuple. Ce que Iéna avait été pour la Prusse et l’Allemagne, ce que Novarre a été pour le Piémont et l’Italie, la guerre de Crimée, qui avait à peine entamé la frontière russe, le fut pour la Russie. Cette campagne si stérile pour la Turquie, qui, sous la protection de l’Occident se corrompit de plus en plus, a été d’une admirable fécondité pour l’empire vaincu. La chute de Sébastopol fut pour le servage une irrémédiable défaite. J’ai entendu raconter en Russie qu’un ancien serf avait chez lui le portrait de Napoléon III avec cette inscription : « au libérateur des serfs. » Je ne sais si l’anecdote est vraie, mais ce qui est certain c’est que, sans le savoir, c’était au profit du moujik, au profit du peuple russe que se battaient la France et l’Angleterre. A cet égard, la Russie a été heureuse de sa défaite même ; jamais un pays n’a peut-être acheté aussi bon