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sur la différence de race comme l’esclavage américain, avait gardé jusqu’à la fin quelque chose de plus paternel, de plus patriarcal. Il est certain aussi qu’en dépit des adoucissemens apportés par les mœurs, un tel régime était nuisible à l’homme asservi, nuisible au pays, nuisible au maître même. Le paysan des hommes bizarres ou corrompus était exposé à toutes les misères, à toutes les oppressions, à toutes les hontes, la loi ne le pouvant garantir efficacement contre la cupidité, la brutalité ou la débauche du seigneur. Il y avait dans le servage un mal incurable, la violation de la conscience humaine, l’effacement de la responsabilité morale. Le mal économique n’était pas moindre, l’institution profitait peu à la classe qui en devait bénéficier. Bien que le droit d’avoir des serfs appartînt à toute la noblesse héréditaire, on ne comptait, au moment de l’émancipation, qu’environ cent-vingt mille propriétaires de serfs, dont le plus grand nombre était dans une situation médiocre. Trois ou quatre mille de ces propriétaires de serfs n’avaient pas de terre, car au XVIIIe siècle les serfs avaient fini par se vendre sans la terre[1]. Pour être à son aise, il fallait posséder des centaines d’âmes, pour être vraiment riche, des milliers, tant le servage produisait peu, tant cette confiscation séculaire du travail humain en avait ravalé le prix. Le travail gratuit des paysans ne suffisait même point à ceux qui en avaient le monopole. Le labeur servile était escompté et dévoré d’avance par un grand nombre de propriétaires. Au moment de l’émancipation, les deux tiers des terres habitées, c’est-à-dire peuplées de serfs, ou mieux les deux tiers des serfs eux-mêmes, car c’est sur la tête des paysans que prêtaient les banques, étaient engagés, étaient hypothéqués dans les lombards ou établissemens de crédit de l’état. Le pomêchtchik n’avait donc le plus souvent que l’apparence de la propriété, et au lieu de fructifier dans le sol, les sommes avancées par l’état sur le corps des moujiks s’évaporaient d’ordinaire en fêtes et en plaisirs. Le servage dans les derniers temps menaçait ainsi d’aboutir à la ruine de la noblesse, pour laquelle il avait été institué, et s’il n’avait pas arrêté tout progrès dans la nation, c’était grâce aux redevances en argent, grâce à l’obrok, qui, en restituant aux serfs une liberté conditionnelle, neutralisait les pires effets de la servitude.

On est étonné qu’un tel ordre de choses ait pu durer aussi

  1. Cinq millions d’âmes environ, c’est-à-dire de paysans mâles, les seuls portés au recensement, se divisaient entre 70,000 propriétaires possédant chacun de 1 à 100 âmes et comptés comme petits propriétaires. Cinq millions d’âmes et demi formaient le lot de 22,000 maîtres, ayant chacun de 400 à 1,000 âmes, et regardés comme moyens propriétaires. Enfin 1,400 soigneurs, ayant chacun plus de 1,000 paysans mâles et entre eux 3 millions d’âmes, étaient appelés grands propriétaires. Quelques familles, comme les Chérémetief, avaient sur leurs terres 100,000 serfs. Troinitzki : Krêpostnoïè Naceleniè v Rossii, p. 64, et suiv. : Schnitzler, t. III, p. 193,194.