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Au premier abord, cela semble une singulière anomalie ; en y regardant de près, c’est un fait qui se comprend sans peine.

Dans un état presque tout rural, comme le demeure encore la Russie, le paysan forme la classe la plus importante, aussi bien que la plus nombreuse de la nation. Là, plus qu’ailleurs, c’est chez l’habitant des campagnes que se retrouve le fonds national. En présence de l’insignifiance relative des villes et de la population urbaine, le paysan est encore à lui seul tout le peuple russe. Cet homme qui dans la Russie tient une place naturellement prédominante, a longtemps été dédaigné et incompris d’une haute classe façonnée à des mœurs et à des idées étrangères. La réaction de l’esprit national contre le cosmopolitisme superficiel du XVIIIe siècle, la réhabilitation de la nationalité dans l’art, la littérature, la politique, devaient naturellement profiter avant tout au paysan, qui était l’homme russe par excellence. Ce peuple des campagnes, ce peuple de serfs, si longtemps l’objet des mépris et des rigueurs de tout ce qui était au-dessus de lui, se vit tout à coup étudié dans ses mœurs et ses coutumes, dans ses chants et ses croyances. Une fois à la recherche de ce qui était russe, la classe cultivée s’éprit d’autant plus, chez l’homme du peuple, des particularités nationales, qu’elle les avait elle-même depuis longtemps perdues. Ne trouvant plus dans ses hautes classes que des reflets décolorés ou de banales copies de l’étranger, la Russie se sentit soudainement heureuse de se découvrir chez le peuple des campagnes une originalité, un caractère, une personnalité. Satisfaite de s’être enfin reconnue, enfin retrouvée sous ses vêtemens d’emprunt, la Russie se mit à s’admirer elle-même dans le plus inculte de ses enfans, dans le représentant le plus légitime de sa nationalité, le paysan. Pour une grande portion d’une société raffinée, le serf à peine affranchi, le villageois ignorant, sale, grossier, devint ainsi un objet d’engouement et d’enthousiasme, un objet de respect et de vénération. Le moujik, l’homme russe naguère encore jugé indigne d’un regard, s’est vu élever sur l’autel, et le culte que lui ont rendu ses contempteurs de la veille n’a pas toujours été exempt de superstition, exempt de fétichisme. La mode n’est naturellement pas restée étrangère au succès de cette nouvelle religion. Comme toute conversion brusque, elle a eu ses excès en sens inverse des excès précédens, ses intempérances de foi et de zèle, et en même temps, à côté des croyans et des dévots, elle a eu ses incrédules et ses hypocrites. Dans ce pays d’ordinaire réaliste, des hommes habituellement incroyans et sceptiques ont été sur ce point pris d’une sorte de mysticisme. Des nihilistes déterminés ont été parmi les plus zélés sectateurs de la foi nouvelle, parmi les prêtres les plus intolérans de l’impersonnelle divinité. Comme d’autres religions du reste, celle-ci est souvent