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III

Il ne suffit pas que l’Angleterre intervienne de la sorte pour relever le niveau moral et matériel des populations ; il faut encore qu’elle leur apprenne à se passer de son intervention. Qu’en ce moment l’Inde ne soit pas capable de se gouverner elle-même, c’est un fait que je n’ai entendu contester par personne. Mais reste à savoir si l’Angleterre montre assez d’abnégation pour développer systématiquement chez ses sujets les goûts, les sentimens, les aptitudes, dont l’absence a seule jusqu’ici assuré sa domination et légitimé sa tutelle. La première question à éclaircir, c’est la part qu’elle a faite aux indigènes dans le recrutement de la bureaucratie chargée de gouverner l’Inde sous le contrôle de la couronne britannique. De tout temps, les emplois inférieurs, — ceux qu’on a appelés l’uncovenanted service. — ont été laissés, pour des raisons d’économie, à cette catégorie lettrée de la société indigène qui remplissait déjà l’administration de l’empire mogol. Mais, si l’extrême élévation des traitemens avait pu seule mettre un terme aux déprédations des fonctionnaires européens, la modicité des salaires que la Compagnie accordait à ses employés inférieurs n’était guère de nature à corriger les habitudes de corruption qui ont toujours caractérisé les administrations natives : il n’y a pas longtemps que dans certaines localités le munsif (juge natif du premier degré) recevait à peine le vingt-cinquième du traitement octroyé à son supérieur immédiat, le juge européen du district.

Cependant les emplois réservés à l’uncovenanted service n’ont pas cessé de croître en nombre et en importance. Non-seulement le territoire de l’empire s’est décuplé depuis l’époque de lord Dalhousie, mais encore on a vu surgir des besoins nouveaux qui exigent des administrations spéciales, et nombre d’objets, laissés jusque-là à l’initiative privée, sont entrés dans le domaine de l’intervention gouvernementale. L’uncovenanted service en est graduellement venu à embrasser tout le personnel des ministères, l’état-major de la police et du corps enseignant, l’administration des forêts, des douanes, des accises et des travaux publics, y compris les postes, les chemins de fer et les télégraphes. La nécessité de recourir à des hommes offrant les garanties nécessaires d’aptitude et de moralité a fait naturellement placer des Européens à la direction de ces nouveaux départemens ; mais, depuis le ministère du duc d’Argyll, le gouvernement a proclamé en principe « que l’uncovenanted service devrait être principalement réservé aux indigènes, et que les emplois supérieurs exigeant une éducation anglaise devraient seuls être pourvus dans la mère patrie. » On a donc senti l’urgence d’élever