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Le voilà donc à Heidelberg vers le milieu de novembre. Il admire cet aimable pays, les borda du Neckar et le vieux château en ruines ; mais c’est aux cours de l’université qu’il passe le meilleur de son temps. Il entend jusqu’à sept leçons par jour : leçons de philologie, de jurisprudence, d’histoire, des psychologie, d’esthétique. Il suit avec assiduité l’enseignement philosophique de Fischer, il va visiter l’historien Schlosser, le jurisconsulte Mittermaier. La journée semble trop courte pour tout ce qu’il veut y entasser de provisions et d’acquisitions. Il ne manie pas encore avec aisance le difficile idiome, mais il comprend la plus grande partie de ce qui se dit il y a même des cours, celui de Fischer par exemple, où il ne perd pas une syllabe. La joie d’apprendre, d’augmenter son bagage philologique, littéraire, philosophique, perce dans toutes ses lettres de cette époque : joie innocente et touchante qui doit rendre la mémoire de Viguier chère et respectable pour tous les amis des lettres. Ce savant, ce lettré, ne laisse que des œuvres imparfaites, inférieures à son mérite ; mais sa vie même est une œuvre, un généreux et fécond exemple. Qu’une curiosité aussi désintéressée et aussi pure que la sienne se généralise en France parmi les gens de loisir, n’apprendrons-nous pas alors à connaître les étrangers aussi bien qu’ils nous connaissent, à sortir de nos horizons étroits et de notre perpétuelle contemplation de nous-mêmes ?

D’Heidelberg, l’étudiant de quarantième année nous entraîne au Munich, puis à Vienne, toujours lisant, ouvrant toujours l’oreille pour recueillir des idées et des sons. L’année 1853 se passe ainsi. L’année suivante le conduit en Italie par Venise ; là, plus de trace de fatigue ni d’efforts, la métaphysique ne l’assiège plus, et la douce langue italienne, dès longtemps familière à ses lèvres, n’exige de lui aucune tension d’esprit. Il se sent même si à l’aise et si parfaitement chez lui, qu’il se propose de traduire de vive voix en italien, pour un habitant de Venise qui ne sait pas l’allemand, un commentaire germanique de la Divine Comédie. A Milan, il explique deux inscriptions grecques au conservateur du Musée : à Chieri, il redevient, pour un jour, inspecteur-général en visitant, sur la demande d’un magistrat, les nouvelles salles d’asile et les écoles primaires, A Bologne, il s’entretient en italien avec l’abbé Döllinger, de Munich, — à Rome, avec le professeur de belles-lettres de la Sapienza, non sans se douter qu’il touche ainsi aux deux pôles opposés du monde catholique.

En lisant ces aimables souvenirs de voyages et d’études, je me suis pris à regretter plus d’une fois que Viguier n’ait pas occupé, pendant quelques années, une chaire de littérature étrangère au Collège de France ou à la Sorbonne. Sa curiosité, toujours en mouvement, ne lui aurait guère permis d’y exposer un enseignement suivi, et régulier ; mais que d’idées piquantes et ingénieuses il aurait semées devant ses auditeurs, que de rapprochemens inattendus seraient sortis de l’excitation